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La langue la plus difficile…

… n’est pas celle que vous croyez !

Je suis tombée il y a quelque temps sur cet article intitulé « Hardest Language to Learn ». Je dois dire qu’il m’a plutôt mise de méchante humeur.

Selon son auteur, les gens du web ne forment qu’un vaste troupeau de montons, reprenant ad nauseam les idioties racontées par les universitaires concernant la difficulté des langues sans même vérifier les faits (je caricature à peine). Pauvres idiots que nous sommes, les langues asiatiques, une fois dépouillées de leur système d’écriture, sont bêtes comme chou et c’est sans parti pris aucun, bien entendu, et avec une objectivité à toute épreuve (un algorithme tarabiscoté de sa propre composition) que l’auteur établit un classement des langues selon leur niveau de difficulté et décerne la couronne au polonais. La preuve ultime : sa fille, qui est bilingue, trouve que l’anglais est beaucoup plus facile que le polonais.

[RETROUVEZ MON PROPRE CLASSEMENT EN FIN D’ARTICLE. LA LANGUE LA PLUS DIFFICILE N’EST PEUT-ÊTRE PAS CELLE QUE VOUS CROYEZ]

 

Morceaux choisis :

« Languages that have under one million native speakers, even through humanistically important on equal par with all other languages, are too remote or inaccessible for any real life learning. »

« Les langues comptant moins d’un million de locuteurs natifs — bien qu’aussi importantes d’un point de vue humain que toute autre langue — sont trop isolées et inaccessibles pour qu’on les apprenne dans la vraie vie. »

Bien sûr ! N’apprenons que l’anglais, le français, l’espagnol ou l’allemand. Non, mieux, n’apprenons que le polonais. Laissons donc mourir toutes ces langues inaccessibles que personne ne parle. Après tout, ce n’est pas comme si internet amenait le monde à notre porte…

« Lets be real language has nothing to do with a book, only the tongue and ear. Therefore when FSI or any other person assets Chinese or Asian languages are hard, they are not if you strip away the crazy characters to a non-Asian person. »

« Soyons réalistes, les langues n’ont rien à voir avec les livres, mais seulement avec la langue et l’oreille. Donc quand l’Institut du service extérieur ou n’importe qui d’autre affirme que le chinois ou que les langues asiatiques en général sont difficiles, elles ne le sont pas si vous vous débarrassez de ces caractères qui semblent complètement démentiels à une personne non asiatique. »

En dehors du fait qu’apprendre une langue asiatique sans vous intéresser à son système d’écriture ne fera de vous ni plus ni moins qu’un illettré dans le pays, il me semble tout de même contestable de mettre de côté un volet aussi important de la langue dans son apprentissage de celle-ci. Surtout dans notre société actuelle où une très large part de la communication passe par l’écrit. De plus, je pense que cela dépend aussi des objectifs de chacun. Certaines personnes apprennent une langue étrangère pour le plaisir de lire leur auteur préféré en langue originale par exemple. Si vous êtes fan de Murakami, vous aurez du mal à faire sans les kanji.

« The scope of this article can not be comprehensive because the proliferation of languages, for example, I need a follow up to cover, Turkish, Greek, Armenia, Georgian etc. When writing you have to make choices to make a point rather than cover ever detail. »

« Cet article ne peut être exhaustif en raison du nombre important des langues. Par exemple, il faudrait que je complète avec le turc, le grec, l’arménien, le géorgien, etc. Quand on écrit, il faut faire des choix afin de faire passer une idée plutôt que de tenir compte de chaque détail. »

Les locuteurs turcs, grecs, arméniens, géorgiens et tous les autres oubliés seront ravis d’apprendre qu’ils font partie des détails. Plus sérieusement, si l’objectif de cet article était de dresser un classement des langues de plus d’un million de locuteurs selon leur difficulté, il semble assez peu rigoureux de ne faire figurer que 16 d’entre elles. Le véritable but de cet article semble alors bien plutôt d’établir la suprême difficulté du polonais et d’en retirer une sortie de fierté, voire même d’arrogance. Ce que semble confirmer le titre du paragraphe suivant : « Back to Polish – the trophy winner »

C’est quelque chose que j’ai déjà pu observer et que je n’arrive pas à comprendre. Pourquoi se gargariser de fierté en prétendant parler « la » langue la plus difficile ? Quel intérêt ? Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir communiquer dans une langue que j’aime. Peu importe qu’elle soit réputée facile ou bien qu’elle remporte le trophée de la difficulté.

 

Du classement des langues

Je me suis déjà trop étendue sur cet article qui me hérisse le poil. Mais il y a une chose sur laquelle je voudrais insister. Pourquoi voit-on fleurir tant de billets de blog sur le sujet ? Pourquoi multiplie-t-on les classements — ceux sur les langues les plus difficiles, mais pas seulement : les langues les plus utiles, les langues les plus importantes, les langues qui permettent le plus facilement de trouver du boulot, etc. ? Au final, toutes ces listes ne font que nous dicter quelles langues nous devrions apprendre. Or je crois sincèrement que baser son choix d’apprendre une langue étrangère sur tel ou tel classement nécessairement partial aussi bien que partiel est une erreur.

Faire son choix d’après des critères économiques, professionnels et même grammaticaux, c’est, selon moi, passer à côté de l’aspect quasi biologique de l’apprentissage d’une langue. Apprendre une langue étrangère, c’est un peu modifier son ADN. C’est ajouter dans sa penderie une nouvelle tenue qui influe sur votre personnalité, une tenue qui fait ressortir certains de vos traits particuliers et en atténue d’autre, une tenue que l’on pourrait revêtir à sa guise. Apprendre une langue étrangère, c’est aussi accepter de décaler son regard, c’est être prêt à se plonger dans une nouvelle culture. Apprendre une langue étrangère, l’air de rien, ça peut changer votre vie.

Alors il serait dommage, je crois, de fausser cette expérience parce que « le norvégien, c’est trop compliqué » ou que « le chinois est indispensable pour se lancer dans les affaires ».

Voici mon classement des langues les plus difficiles :

Hyper difficile

La langue la plus difficile de toutes est celle que l’on n’a pas choisie, pour laquelle on n’éprouve pas d’intérêt particulier (voire même une éventuelle répulsion) et que, pire encore, on apprend par contrainte (le plus souvent scolaire ou professionnelle) et, en quelque sorte, malgré soi.

Pour moi, ce fut le latin. Longtemps, je n’en ai pas vu l’intérêt. À quoi bon apprendre une langue morte que personne ne parle ? Et puis une langue même pas drôle : on n’apprend même pas un autre alphabet ! J’ai réussi à l’esquiver jusqu’en khâgne (en optant à la place pour le grec ancien). Je me suis alors retrouvée à apprendre les déclinaisons, à faire de laborieuses versions, à m’écorcher les doigts à trop feuilleter le dictionnaire. On ne travaillait même pas l’étymologie, ce qui pourtant aurait pu être très intéressant pour enrichir mon français. Je faisais un vrai blocage sur cette langue, à tel point qu’aujourd’hui, il ne m’en reste que : rosa, rosa, rosam.

Relativement difficile

Une langue relativement difficile va être une langue dont on perçoit l’utilité mais qui n’éveille aucun sentiment positif, aucune appétence particulière.

Étonnamment, pour moi, ce fut l’anglais. Car j’ai passé des années à l’apprendre à l’école d’une manière vraiment contraignante et rébarbative. Au départ, je n’avais pas non plus d’affection particulière pour cette langue (ce qui a changé depuis), mais j’y voyais un intérêt pratique (voyager, opportunités professionnelles). J’ai donc au départ appris l’anglais car je me disais qu’il me serait utile plus que par véritable intérêt.

Assez difficile

Il sera assez difficile d’apprendre une langue, même si on aime beaucoup celle-ci, sans ce qu’on appelle dans le jargon du développement personnel un objectif SMART (spécifique, mesurable, accessible, réaliste, temporellement défini).

C’est ce qui a fini par me manquer dans mon apprentissage du japonais. Je l’apprenais par pur plaisir et par amour de cette langue. Mais il s’est révélé difficile d’apprendre des dizaines de kanji par semaines sans réel objectif derrière, sans une ligne directrice dans la pratique.

Plutôt facile 

Une langue plutôt facile à apprendre est une langue pour laquelle on éprouve un intérêt sincère et que l’on intègre dans un projet.

Dans mon cas, c’est le suédois. J’ai choisi cette langue un peu par hasard au départ, par envie de nouveauté, mais je suis me suis rapidement laissée séduire. Aujourd’hui, je voudrais aller m’installer au moins quelques années dans le pays et, à moyen ou long terme, selon mes progrès, en faire une de mes langues de travail en traduction.

Piece of cake 

Je pense qu’aucune langue n’est facile à ce point. Il faut être réaliste, apprendre une langue demande du travail, de la régularité, de la motivation, du temps… Cela ne se fait pas en un jour. Mais disons que la langue la plus facile à apprendre sera celle que vous aimez sincèrement (pour ses sonorités, pour la culture qu’elle véhicule, pour la façon dont elle se déploie dans votre bouche), pour laquelle vous avez des objectifs clairs, du temps à y consacrer et surtout la motivation (communiquer avec l’être aimé dont c’est la langue maternelle, préparer un voyage ou même partir vivre dans le pays de vos rêves…). Je crois que plus la dimension affective est sollicitée et plus la langue sera facile à apprendre.

La langue que j’ai eu le plus de facilité à apprendre jusqu’ici est le hindi. C’est la première langue que j’ai choisie moi-même d’apprendre. Auparavant, l’anglais, l’espagnol, le latin m’avaient été plus ou moins imposés. Le hindi, c’était donc un coup de cœur et une découverte. Une folle ouverture des possibles. J’étais séduite par son système graphique, que je trouve l’un des plus beaux au monde : l’écriture devanagari, avec ses lettres suspendues à leur fil comme des pinces à linge, laissant à l’esprit tout le loisir d’imaginer ce qui se cache derrière les grands voilages qu’elles soutiennent. J’étais charmée par ses sonorités, j’écoutais jusqu’au vertige des chansons de Bollywood et les airs tournoyaient encore dans ma tête bien des heures après cela. Après quelque temps, je me suis inscrite en licence de hindi. Cela me donnait un objectif clair et surtout dégageait tout mon temps pour le consacrer à cette langue. Autant dire que je me suis régalée.

Pour savoir quelle est la langue la plus difficile ou la plus facile, les critères ne sont finalement pas ceux que l’on pense. Point question de système d’écriture complexe (pour moi, c’est plus une motivation qu’un frein !), de proximité avec sa propre langue maternelle, de nombres de cas… Bien sûr, tout cela peut jouer sur le temps d’apprentissage jusqu’à la maîtrise de cette langue. Mais je pense que d’autres critères de choix sont bien plus importants et c’est avant tout de vous dont ils dépendent.

Quelles sont pour vous les langues les plus difficiles et, surtout, les plus faciles ?

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Un dimanche avec Sylvie Germain (4/4)

Le 3 novembre, Sylvie Germain était à la librairie Ombres Blanches. Suite d’une esquisse de compte-rendu. Lire la première partie [ici], la deuxième [là] et la troisième [par là].

L’écriture mentale

On l’a compris, Sylvie Germain n’écrit pas à partir d’un plan, mais « découvre les livres en les écrivant ». Alors, sur la mort de l’une des sœurs jumelles de Petites scènes capitales, elle déclare : « J’ai été très surprise ! Et très triste, c’était l’un de mes personnages préférés. D’ailleurs, mon compagnon ne comprend pas quand je lui dis que je suis triste, qu’un de mes personnages vient de mourir. Il me répond ”Bah, fais-le revivre !” »

Et malgré cette découverte progressive de l’histoire, lorsqu’on lui demande comment elle retravaille ses textes, une fois le premier jet sur le papier, une fois trouvé le fin mot de l’histoire, la voilà qui s’exclame « Mais je ne retravaille jamais mes textes ! » Voilà qui a de quoi surprendre, éveiller la suspicion même. Et pourtant, à l’écouter, on parvient peut-être tout de même à saisir, à percevoir les lignes, les ombres qui se cachent derrière cette déclaration. Si elle ne sait pas où elle va, Sylvie Germain peut en revanche attendre des heures que quelque chose se déclenche, d’avoir quelque chose à poser sur le papier, sur ces « brouillons informes » qu’elle tapera une fois et une seule à l’ordinateur, incapable selon elle, contrairement à d’autres, de « se forcer à écrire des pages », de faire autrement qu’attendre que « ça » vienne, incapable aussi de produire plusieurs versions d’un même texte. Non, Sylvie Germain travaille au fur et à mesure, mentalement. Et quand elle répète ces mots, « le travail se fait en amont, c’est un travail mental, qui se fait au fur et à mesure, je ne relis pas l’ensemble, seulement ce que j’ai fait la veille », quand elle tente d’expliquer, plusieurs fois, de différentes façons, on imagine alors ce travail mental, ce lancinement, ce ressassement et l’on perçoit alors, peut-être, un peu, que cette phrase presque déjà définitive une fois écrite, cette phrase pourtant si travaillée, précise, on perçoit que cette phrase-là a longtemps mûri, grandi, s’est déployée dans cette « fabrique de l’imaginaire » avant de faire son chemin sur le papier.

Mais le travail avec le lecteur alors ? Car Sylvie Germain mentionnait que Pontalis n’avait reçu les manuscrits pour L’un et l’autre que finis, que c’était Roger Grenier son lecteur. Quelle place a-t-il alors, ce lecteur, face à ce texte qui n’est pas retravaillé ? Avec lui, Sylvie Germain discute, il lui indique de petites choses parfois, « pointe certains détails, une répétition, une maladresse ». Mais jamais Roger Grenier n’a « fait intrusion dans le texte, demandé de tout reprendre. Ma nouvelle lectrice (chez Albin Michel) me fait beaucoup plus de réflexions. Mais ce sont toujours des suggestions. D’ailleurs, il y en a une bonne moitié que je gomme, de quoi elle se mêle, pas contente ». Pourtant, elle reconnaît que l’avis de ce premier lecteur est très important. Admet que l’on a parfois des doutes sur un passage, une scène. Que l’on sait au fond de soi qu’il y a là une faiblesse. Et lorsque ce précieux lecteur vient pointer cet endroit précis, on sait alors qu’il n’y a plus à hésiter, qu’il ne faut plus reculer. Mais la voilà qui revient sur cette écriture en amont, mentale. Et conclut, énigme : « Le crâne, c’est la grotte de Lascaux ».

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Un dimanche avec Sylvie Germain (3/4)

Le 3 novembre, Sylvie Germain était à la librairie Ombres Blanches. Suite d’une esquisse de compte-rendu. Lire la première partie [ici] et la deuxième [là].

Mise en arrêt

Les Petites scènes capitales de Sylvie Germain, ce sont des scènes tragiques, dramatiques. Mais aussi « des scènes en apparence assez anodines, mais où, soudain, notre attention est requise, on est frappé, on est mis en arrêt ». Des scènes souvent courtes, « décrites sur un mode presque sensoriel ». Notre grand malheur, selon l’auteure, c’est notre incapacité à nous accorder le temps de nous étonner, de pouvoir « nous arrêter sur des trois fois riens », c’est de ne pas donner sa place au pouvoir de l’imagination et de l’étonnement.

« À force d’être familiers, il y a une usure, une sorte de tain sur notre regard. Puis parfois, un détail fait que, soudain, on voit l’autre sous un nouvel éclairage et c’est comme si on le voyait pour la première fois. Il faut se laisser surprendre par l’autre. Un grain de beauté. Une cicatrice. Un cil. Un battement de paupière particulier. La marque du temps sur la peau. Ces moments-là, c’est réaliser qu’être un vivant, c’est être un mortel. C’est être empoigné de l’intérieur. C’est quelque chose que l’on ne formule pas, mais c’est ce qui nous humanise le plus. » C’est ce qui arrive au personnage de Lili, lorsqu’elle jette un nouveau regard sur sa mère adoptive.

Et c’est cela, les petites scènes capitales : l’illustration de comment, peu à peu, les choses se déplacent. Sur un heurt brutal ou sur un effleurement. Elles font avancer un personnage. Ricochent aussi sur les autres.

Quand on lui parle de « moments très poétiques » dans son roman, de références à Rimbaud et à son Sonnet des voyelles, à Baudelaire et ses Correspondances, Sylvie Germain se rétracte doucement, saisit une opportunité de parler d’autre chose. Revient aux mots : « Le plus difficile, c’est quand on veut être très concret. Décrire des couleurs, des odeurs. J’adore les couleurs. Mais très vite, le vocabulaire devient trop technique. Parler des yeux bleus de Prusse ou vert Véronèse… Et pourtant, cela renvoie à une couleur de façon très précise. Certaines personnes ont des yeux couleur tesson de bouteille ou des yeux couleur de bière. C’est magnifique. Mais dit comme ça, ça ne fait pas chic ! » Ainsi, lorsque le peintre regarde les couleurs de sa palette, les mélanges possibles, l’écrivain fait de même, avec les mots, cherchant dans le vocabulaire ce qu’il y a de plus juste, de plus approchant, prenant pour cela certains détours lorsque nécessaire. « Mais ce n’est pas pour ça que je suis un poète », tranche Sylvie Germain. Et l’autre d’insister. Mais elle est ferme et assurée : « On peut avoir une écriture poétique, ce n’est pas cela qui fait de vous un poète ». Car pour Sylvie Germain, qui tient la poésie en si haute estime qu’elle refuse de s’en attribuer ne serait-ce que l’ombre du mérite, le poète est celui dont chaque phrase même est une petite scène capitale. Celui qui nous rend enfin disponibles à l’étonnement. Celui dont « parfois deux ou trois mots qui ont l’air de rien, posés là comme de petits cailloux, vous mettent en arrêt ».

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Un dimanche avec Sylvie Germain (2/4)

Le 3 novembre, Sylvie Germain était à la librairie Ombres Blanches. Suite d’une esquisse de compte-rendu. Lire la première partie [ici]

Le dernier roman de Sylvie Germain se découpe en 49 chapitres, ou 49 scènes. Quand on lui demande ce que ce chiffre représente, pourquoi pas cinquante, elle s’empresse de répondre qu’il n’y a là aucune symbolique, aucune volonté particulière. À part, peut-être, qu’elle « déteste les chiffres ronds » et a « un faible pour les nombres impairs ».

La fabrique de l’imaginaire

Sylvie Germain rebondit d’ailleurs la question de son interlocuteur et souligne que l’on demande toujours aux auteurs « pourquoi ? », « qu’est-ce que vous vouliez dire ? ». Elle, se défend : « Je ne voulais rien ! » Alors oui, il y a ces auteurs méticuleux qui préparent tout un plan à l’avance, qui s’y tiennent ou non dans l’écriture, mais qui, toujours, partent de ce synopsis détaillé qui les guide. Sylvie Germain, elle, non. Elle, c’est une image floue et persistante qui lui sert de point de départ, quelque chose comme un reste de rêve, quelque chose « qui lancine ». Et elle se lance, sans vraiment savoir où cette image la mènera. La voilà, la « fabrique de l’imaginaire », dont elle parlait un peu plus tôt. Chez Sylvie Germain, « les images appellent les images, les mots appellent les mots », ils ont leurs correspondances, se renvoient les uns aux autres, se font échos, parfois sans que l’écrivain même en ait conscience, maîtrise.

Et l’écriture est ainsi pour Sylvie Germain : « émanation, exhalaison ». Elle réclame de se mettre dans un état de disponibilité, une sorte de rêverie de laquelle l’imprévu surgit. Alors, pour sentir le moment où il faut s’arrêter, finir, il faut être en mesure de se dédoubler, d’opposer à la passion un reste de capacité de raison. Car il est difficile de finir. Si dès le début, on s’impatiente de connaître la fin, arrivé à celle-ci, on voudrait « continuer cette lutte, cette danse, cette aventure. Car écrire est une aventure, et si ça ne l’est plus, ce n’est pas la peine d’écrire. Ou alors on fabrique des livres ». L’écriture en appelle donc aussi à une extrême vigilance. Parmi ces « flux », ces « bouffées d’inspiration » qui vous raptent, il faut éveiller en soi « un scribe grammairien qui surveille, qui veille à la cohérence ». Et qui sache saisir au vol ces images qui surgissent parfois trop vite et fusent. Tout cela n’est pas sans risque, Sylvie Germain le dit : « L’imaginaire, c’est de la dynamite ».

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Un dimanche avec Sylvie Germain (1/4)

En cette matinée du 3 novembre, Sylvie Germain, petite mine mais regard acéré, était à la librairie Ombres Blanches pour présenter son dernier livre, Petites scènes capitales, et rendre hommage à J. B. Pontalis dans le cadre du Marathon d’automne.

Impressions d’un dimanche avec Sylvie Germain.


Sylvie Germain et l’Autre

En janvier 1989, J. B. Pontalis fonde chez Gallimard une collection qui cherche à dévoiler « les vies des autres telles que la mémoire des uns les invente ». Cette très belle collection, c’est L’un et l’autre, aux titres de laquelle figurent plusieurs ouvrages de Sylvie Germain : La Pleurante des rues de Prague (1992), Céphalophores (1997) et Les Personnages (2004).

Cette collection, où l’autre peut-être un inconnu, un objet, un animal (le chien, dans Les Larmes d’Ulysse, de Roger Grenier), voire une œuvre, mais plus souvent une figure du passé, un modèle, une inspiration, cette collection donc, qui offre une vraie liberté de sujet, est, pour Sylvie Germain « un très beau cadeau fait aux auteurs ». Elle ajoute : « Sans cette collection, ces livres, je ne les aurais sans doute jamais écrits ». Chaque titre de L’un et l’autre, elle le décrit comme un « exercice de gratitude, sans doute sa plus belle dimension ».

La Pleurante des rues de Prague

De sa première contribution à la collection de Pontalis, Sylvie Germain retient le titre, le problème de traduction qu’il pose : si l’on connaît « pleureuse » ou « pleurant », le terme de « pleurante » est quant à lui absent de bien des langues. La traduction opte donc souvent pour « pleureuse », qui n’est pas toujours très bien connotée. Sylvie Germain semble lui préférer le pleurant de la sculpture : « J’aime le participe présent. C’est quelque chose qui reste actif ».

La Pleurante des rues de Prague, c’est aussi « l’un des livres les plus représentatifs de comment fonctionne la “fabrique de l’imaginaire” », de cette persistance dans la pensée de certaines images dont on ne connaît pas nécessairement le sens. Cette « fabrique », elle en parle aussi dans Les Personnages, de « comment ils adviennent sans qu’on sache trop ce qu’ils nous veulent et comment l’histoire se construit autour d’eux qui nous échappent toujours un peu ».

Ainsi, « on écrit pour donner voix à cette altérité que l’on porte en soi. La collection L’un et l’autre est idéal pour cela ».

Céphalophores

Le céphalophore est ce saint décapité qui poursuit sa procession, sa tête entre les mains. L’image séduit Sylvie Germain qui s’amuse alors des nombreuses expressions langagières dans ce registre : perdre la tête, avoir la tête ailleurs… Elle s’amuse aussi de ce que ce mot, absent du dictionnaire, a plombé les ventes du livre : « Les gens m’ont demandé pourquoi j’avais écrit un livre sur les escargots ».

Puis, de nouveau sérieuse, elle parle de ce qui est, pour elle, « la plus belle image, terrible à la fois » : la tête d’Orphée, roulant dans le fleuve après que son corps eut été déchiqueté par les Ménades, et qui poursuit son chant. « Le chant du véritable poète ne peut jamais s’arrêter. Il continuera, même au bout du souffle, à appeler son Eurydice. »

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