Suite et fin de l’entretien avec la traductrice Corinne Atlan. La première partie est disponible [ici !]
Du Bout des Lettres : Comment procédez-vous lorsque vous traduisez un roman du japonais ?
Corinne Atlan : Je commence toujours par faire un premier jet très proche du texte original. Je reste très littérale et j’obtiens un texte « entre-deux ». Ce n’est plus du japonais mais ce n’est pas encore tout à fait du français. À ce moment-là, il y a déjà quelque chose qui se dégage : les sons, la phrase, le rythme. Je crois qu’idéalement, il faudrait appliquer à la traduction de roman les mêmes principes qu’à la traduction de poésie. Il faudrait toujours tenir compte du rythme et des sons. L’ordre des mots, c’est autre chose. Quand j’étais étudiante, on nous répétait qu’il fallait essayer de conserver l’ordre des mots. Or, la structure de la phrase japonaise est inversée par rapport au français et, je me suis aperçue, par exemple en traduisant des haïkus, que j’étais parfois plus proche du texte en inversant, en mettant le début à la place de la chute, parce qu’alors le texte français devenait beaucoup plus fort et collait mieux à ce qui était exprimé en japonais. Ce qu’il faut avant tout respecter, même dans le roman, c’est la chair du texte : la sonorité, le rythme, la longueur. Lorsqu’on est obligé de faire une longue périphrase, c’est toujours embêtant. Je le fais aussi, bien sûr, il y a des cas où on ne peut pas faire autrement, mais j’ai toujours l’impression de tricher un peu.
D.B.d.L. : Vous n’avez jamais recours aux notes ?
C.A. : Non, pas de note. Je ne suis pas trop favorable aux notes. Si on est obligé de mettre une note, c’est que quelque part, on a renoncé à quelque chose. Sauf s’il s’agit d’un ouvrage savant, ou d’un roman historique.
D.B.d.L. : Vous dites dans une interview donnée à Japan online en 2002 : « Il faut environ une cinquantaine de pages pour bien sentir le style d’un auteur. Même si cette notion est un peu fausse en japonais ». Vous pourriez expliquez ce que vous entendez par là ?
C.A. : « Fausse » n’est peut-être pas le bon terme. Ce que je voulais dire, c’est que la notion de style est une notion française qui n’existe pas en tant que telle au Japon. Bien sûr, le style y est également construit, travaillé, mais il passe forcément par les idéogrammes. Cela fonctionne de manière tellement différente qu’un réel travail de réécriture est indispensable lorsqu’on traduit depuis le japonais. Ce que je voulais dire également, c’est que dans la littérature japonaise, le style ne varie pas seulement d’un auteur à l’autre. Souvent, un auteur n’a pas un seul et unique style d’écriture. À part Murakami Haruki, mais c’est une exception. En Occident, il y a une continuité. Même si un auteur traite de sujets différents, il y a toujours des éléments récurrents qui lui sont propres, le traitement de la métaphore par exemple. En japonais, ce n’est pas le cas. On peut passer d’un extrême à l’autre. C’est le cas avec Murakami Ryû entre autres. Certains de ses livres, comme Les bébés de la consigne automatique, sont très riches. D’autres sont écrits dans un style très simple, presque journalistique. On ne dirait pas que c’est la même personne qui les a écrits.
D.B.d.L. : Est-ce qu’il vous arrive de lire les autres traductions françaises de Murakami Haruki ?
C.A. : Non, pas de Murakami parce que je lis ses livres en japonais. C’est un auteur que j’aime en japonais. J’ai commencé à le lire et l’apprécier au début des années 80, une époque où il n’était pas encore traduit. Moi-même je n’étais pas encore traductrice ! Mais j’ai toujours préféré les versions originales. J’ai commencé à lire en anglais vers treize ou quatorze ans. Ma mère était professeur d’anglais, je pense que ça joue un rôle. Du coup, j’essayais toujours de lire en anglais. Je faisais du latin et du grec, et dans ce cas, à l’époque, on ne pouvait pas prendre une seconde langue vivante. Ça m’énervait. Alors comme mon frère aîné faisait de l’allemand, je lui empruntais ses manuels pour apprendre toute seule. C’est comme ça que j’ai lu Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse en allemand quand j’avais quinze ans. C’est un de mes plus grands souvenirs littéraires et de lecture. Je ne savais pas suffisamment l’allemand alors je l’ai lu en langue originale en m’aidant de la traduction française. Ça a été une véritable découverte. J’ai trouvé ce roman magnifique. Il y avait toute la beauté de la langue, des sonorités. C’est un livre qui m’a marquée à un point incroyable, justement parce que j’avais pu le lire dans la langue originale. Je m’étais rendue compte à quel point un original et une traduction étaient deux œuvres différentes. Je me délectais de savoir que Goldmund voulait dire « Bouche d’Or ». Je pense que c’est aussi une question de sensibilité littéraire. Et pour moi, cette sensibilité est un peu une condition sine qua non du métier de traducteur. Malheureusement, aujourd’hui, cela devient une exception de lire en langue originale. Relativement peu de personnes sont suffisamment bilingues, ou prennent le temps de le faire, et beaucoup d’autres s’en moquent complètement.
D.B.d.L. : Pourtant, la France est une grande consommatrice de traductions. Mais il est vrai que les lecteurs ne semblent pas toujours le réaliser.
C.A. : Je pense que c’est lié à cette idée de la « transparence du traducteur ». On ne doit pas sentir sa présence, mais en fait, c’est un peu l’inverse qui se produit. Il y a énormément de livres (je ne parle pas spécialement du japonais, mais en général) qui sont mal traduits, où le traducteur est clairement visible. Là où le traducteur devrait être transparent, c’est-à-dire dans le texte lui-même, il ne l’est pas du tout. En revanche, on l’élimine souvent du paysage, on ne sait même pas qui il est. Pourtant, le traducteur littéraire est légalement considéré comme un auteur. C’est important de le souligner car en France, on a tendance à l’oublier. Dans les médias par exemple, on ne se pose pas souvent la question de savoir d’où vient le texte. Alors que d’avoir accès à une traduction et non à l’original, forcément, cela fausse le regard critique, ou en tout cas ça le décale. Mais il y a des exceptions, fort heureusement. L’acte de traduire suscite de la curiosité, des questions. Depuis le rapport Assouline, il y a un changement que je trouve perceptible.
D.B.d.L. : L’année dernière au Salon du Livre a eu lieu une rencontre avec Pierre Assouline à propos de son rapport sur la condition du traducteur. Je me souviens que vous aviez des choses à dire ce jour-là.
C.A. : Oui, je crois que j’avais réagi en entendant une éditrice se plaindre du niveau des traducteurs. Je trouvais cela un peu étrange comme argument, parce que tout de même, les traducteurs ne s’imposent pas de force, ce sont les éditeurs qui les choisissent. Le traducteur dépend entièrement du bon vouloir de l’éditeur. Si un jour, un éditeur décide qu’il ne veut plus travailler avec tel traducteur, c’est terminé, il n’a même pas à justifier sa décision. C’est rare, d‘accord, les relations sont en général plutôt cordiales, mais enfin, ça arrive, je peux vous le dire. Pour le traducteur, c’est contrat après contrat, il n’a aucune sécurité de l’emploi. C’est un métier très précaire. Alors, si les éditeurs ne trouvent pas la qualité du travail satisfaisante, ils sont parfaitement libres de prendre quelqu’un d’autre la fois suivante, ou de faire faire un essai avant de signer un contrat. Mais peut-être est-ce aussi une question de vitesse ? Les délais de traduction, et d’édition, sont de plus en plus réduits. Et puis il y a le problème de la relecture, des corrections. On voit paraître des ouvrages que de toute évidence personne, ni le traducteur, ni le correcteur, ni l’éditeur, n’a pris la peine de relire vraiment. C’est toute la chaîne éditoriale qui est en question, là, pas seulement le travail du traducteur.
Mais les choses commencent à bouger un peu : un nouveau code des usages a été signé en mars dernier entre le SNE (Syndicat National de l’Edition) et l’ATLF (Association des Traducteurs Littéraires de France) alors que le précédent n’avait pas été modifié depuis près de vingt ans. Pensez-vous que cela va réellement aider à changer les choses pour les traducteurs littéraires ?
C.A. : Bien sûr que cela va aider. Mais le problème, c’est qu’en 20 ans, les conditions d’exercice du métier de traducteur se sont énormément dégradées, donc on essaie surtout de remonter une pente qu’on a descendue, dans ce cas c’est difficile de parler d’avancée. Grâce entre autres au rapport Assouline, on accorde davantage d’attention au rôle du traducteur, mais pour ce qui est de ses conditions de travail et de rémunération… Le contexte économique n’aide pas, c’est certain, mais l’édition ne va pas si mal que ça, globalement, il me semble.
D.B.d.L. : Pour terminer, quel(s) conseil(s) donneriez-vous à quelqu’un qui se destine à la traduction littéraire ?
C.A. : Peu importe la langue, je pense que la clé, c’est de lire énormément, des choses très diverses, de faire preuve de curiosité. Il faut lire beaucoup, la littérature de son propre pays comme la littérature en langue étrangère. À mon époque, les masters de traduction littéraire n’existaient pas. D’ailleurs, il n’est pas dit que j’en aurais fait un si cela avait existé. Pour moi, la traduction s’apprend plutôt en se colletant à la langue, à l’œuvre, et à la culture du pays aussi. Ça vient du vécu au moins autant que des études. Je ne suis pas certaine qu’un master ouvre plus de portes auprès des éditeurs qu’une proposition émanant d’une personne vraiment passionnée par un texte, pour des raisons profondes. Il faut savoir défendre un auteur que l’éditeur ne connaît pas et faire ses preuves avec un essai de traduction. Le plus dur, c’est de rentrer dans le circuit. En traduction technique, c’est probablement différent, mais en traduction littéraire, je pense aussi qu’on ne peut traduire que ce que l’on aime. Sinon, le premier critère pour quelqu’un qui veut devenir traducteur, c’est de savoir s’il lit couramment des romans dans la langue source. Si la réponse est non, il aura du mal à gagner sa vie comme traducteur. On peut toujours apprendre en traduisant, et les dictionnaires sont de toute façon utiles, mais il faut pouvoir avoir un regard d’ensemble sur le texte.
D.B.d.L. : J’ai entendu à plusieurs reprises des personnes déconseiller d’apprendre le japonais sous prétexte qu’il n’y aurait pas de marché pour traduire dans cette langue. Qu’en pensez-vous ?
C.A. : Vraiment ? Pourtant, la littérature japonaise est en plein développement. Il faut bien de nouveaux traducteurs, qu’il y ait un renouvellement. On ne peut pas appliquer ce genre de raisonnement à la traduction littéraire comme on le ferait pour d’autres professions, en se disant « je vais faire ceci plutôt que cela parce qu’il y a plus de débouchés ». En ce qui concerne la traduction littéraire, ce raisonnement n’a pas de sens car en fait, la traduction littéraire n’est pas un métier comme les autres. Un métier, on l’exerce pour gagner sa vie. On vit sans doute mieux de la traduction littéraire en France que dans certains pays mais c’est quand même très difficile d’en vivre tout court. Alors autant suivre ses vrais choix. Si on est passionné par la littérature japonaise, c’est très bien, c’est cela qu’il faut faire, sans se poser la question du marché. Mais il faut avoir conscience que le statut du traducteur littéraire n’est pas celui des autres métiers. Cela ne tient pas à l’activité en elle-même mais plutôt à la façon dont le système en vigueur permet de l’exercer. Il y a extrêmement peu de gens qui ne vivent que de cela. Je crois que les étudiants qui se destinent à la traduction ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile. C’est quelque chose que l’on ne peut faire que par passion. Si la motivation c’est de bien gagner sa vie, on risque d’être déçu. Dans ce cas il faut le faire en complément d’une autre activité professionnelle.
D.B.d.L. : Mais il faut avoir le temps pour faire ça en plus d’une autre activité, même si c’est une passion !
C.A. : Ce que je veux dire c’est que, à mon sens cela s’apparente au métier d’écrivain. Alors, c’est un métier, d’accord, mais la société ne le considère pas comme tel, puisqu’on ne donne pas au traducteur ou à l’écrivain (sauf s’il écrit des best-sellers) les moyens d’exercer correctement son activité. On demande trop de choses au traducteur, trop de tâches annexes la plupart du temps non rémunérées (j’insiste sur le non-rémunéré parce que c’est ça qui rend les choses difficiles) : présenter des notes de lecture, proposer un livre ou un auteur, relire les épreuves, rédiger les quatrièmes de couverture… En effet, le facteur temps est primordial. Tout cela prend énormément de temps. Alors soit il faut être capable de traduire très vite, soit il faut exercer une autre activité, on n’a pas le choix. Et la technique ne suffit pas. On ne tient sur le long terme que si on a la passion de la traduction, c’est-à-dire aussi de la littérature et de la transmission. Et le goût d’un certain décentrement, le même au fond que procure le voyage.
Actualité : Corinne Atlan a récemment traduit deux romans d’Isaka Kotaro, La prière d’Audubon (Prix Zoom Japon) et Pierrot-La-Gravité. Elle a également publié la traduction d’une nouvelle inédite d’Haruki Murakami dans le numéro 3 de la revue Feuilleton et des nouvelles de Keichiro Hirano dans le numéro de la NRF « Du Japon » (mars 2012). Son premier roman, Le monastère de l’aube, vient d’être réédité en poche aux éditions Picquier.
Un grand merci à Corinne Atlan pour avoir accepté de réaliser cet entretien ainsi que pour sa disponibilité et sa gentillesse.