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« La traduction littéraire, avant d’être un métier, c’est une passion » Entretien avec Corinne Atlan (1/2)

Distraitement, je feuillète un exemplaire jauni de l’Histoire sans fin. Il est tôt, le restaurant est encore vide. C’est au Café-Livres que j’ai donné rendez-vous à Corinne Atlan, traductrice prolifique, connue notamment pour avoir fait découvrir Murakami au lectorat français. Au programme : un déjeuner qui s’annonce passionnant, où nous allons parler de son parcours, du Japon et du métier de traducteur. Elle arrive, souriante, vêtue d’un blue jeans et d’un blouson brun. L’été ne s’est pas encore installé et l’air est vif. Pourtant, son sourire réchauffe la pièce. Mais ce qui me marque surtout, c’est la lueur qui s’allume dans son regard lorsque je prononce le mot « Japon »…

Du Bout des Lettres : Au départ, qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser au Japon, à apprendre la langue japonaise ?

Corinne Atlan : À l’époque, j’avais dix-sept ans et envie de faire quelque chose qui m’intéressait vraiment. J’avais surtout envie de voyager, de découvrir le monde, et puis j’aimais les langues étrangères, alors je me suis inscrite en linguistique à la Sorbonne, et parallèlement aux Langues-O. J’ai choisi le japonais car c’est sans doute ce qui symbolisait pour moi le plus difficile et le plus lointain. Mais cela aurait pu être une autre langue. J’ignorais tout du monde asiatique. Ce qui m’attirait, c’était avant tout le terme « Langues et Civilisations Orientales ». Et j’étais fascinée par les idéogrammes, alors par curiosité, j’ai fait aussi un peu de chinois. Cela m’a moins plu parce qu’en chinois, il faut passer d’abord par l’apprentissage des tons. Le japonais, on pouvait s’y plonger tout de suite, et j’ai immédiatement aimé la sonorité de cette langue, elle était, comment dire, familière… Je ne sais pas précisément ce qui a été le déclic, pourquoi le japonais plutôt qu’autre chose. Mais au bout de deux mois, je pouvais dire pourquoi j’avais envie de continuer : tout ce que je découvrais me passionnait.

Un sanctuaire shinto à Nezu (Tokyo) ©Amanda Sherpa-Atlan

D.B.d.L. : Vous pensiez déjà à la traduction à ce moment-là ?

C.A. : Oh, moi, je n’ai jamais pensé… à rien ! J’ai été portée par mes choix du moment, par la vie. J’avais envie de faire plein de choses. J’ai toujours adoré lire et rêvé d’écrire, c’est sans doute ça le fil conducteur.

D.B.d.L. : Vous avez d’ailleurs publié (entre autres) un roman, Le monastère de l’aube (Albin Michel, 2006, Picquier Poche 2012).

C.A. : J’y décris mon parcours, d’une certaine manière : du Japon à l’Himalaya, et retour au pays natal. Mais ça se passe au 19ème siècle, et le héros est un moine bouddhiste ! Je continue d’écrire, j’ai terminé un second roman qui est encore en lecture chez les éditeurs. Mais celui-là n’a rien à voir avec le Japon, il s’agit du Tibet, parce que j’ai vécu aussi dans cette région du monde. Et je travaille sur un troisième livre… Comme pour la traduction, c’est un travail de longue haleine.

D.B.d.L. : Vous avez fait votre premier voyage au Japon à la fin de votre licence, en prenant le Transsibérien. Pour quelle raison ?

C.A. : J’avais lu Blaise Cendrars, et Nicolas Bouvier. Je voulais vraiment avoir cette sensation… d’arriver là-bas. C’était mon premier voyage lointain. Ma famille ne voyageait pas. Je suis née en Algérie, mes parents se sont installés en France et voilà. Le plus loin que nous soyons allés quand j’étais petite, c’était l’Italie. D’ailleurs, j’en ai gardé un souvenir ébloui, c’était déjà un autre monde…

À l’époque, il y avait aussi tout cet imaginaire de la route vers l’Asie, les récits de grands voyageurs, Alexandra David-Neil. Kerouac aussi. Tout cela a imprégné ma génération. Mais il y avait des pays en guerre, aller au Japon par la route, ce n’était pas possible. Du coup, j’ai pris le train. Traverser la Sibérie au mois de décembre, c’était aussi un voyage en soi.

D.B.d.L. : Comment avez-vous vécu votre arrivée sur le sol nippon ?

C.A. : Quand je suis arrivée au Japon pour la première fois, ce n’était déjà plus un pays inconnu pour moi. Je venais de passer trois ans à en étudier la langue et la civilisation, alors l’arrivée n’a pas été un choc énorme. Je l’ai un peu regretté. J’avais envie de ce bouleversement complet, quand on arrive dans une culture dont on ne connaît rien. J’ai vécu ça plus tard lorsque je suis allée au Népal. Du coup, je me suis installée là-bas et j’y suis restée 10 ans ! Le Japon, je ne l’ai jamais abordé comme un pays totalement mystérieux, même s’il garde son mystère, bien sûr, car il y a beaucoup de choses qui m’échappent, c’est d’ailleurs une motivation pour lire et traduire, sans fin. Ce premier voyage a bien sûr été une découverte. J’ai sillonné le pays pendant plus d’un an, en vivant de petits boulots, du Hokkaido jusqu’au sud du Kyûshû. C’était il y a plus de 35 ans et je suis allée dans des endroits où je ne suis jamais retournée depuis, comme les îles Rishiri-Rebun tout au nord du Hokkaidô.

D.B.d.L. : Quel endroit avez-vous préféré ?

C.A. : Kyoto. C’est aussi le premier endroit où je suis allée. Je suis arrivée à Yokohama en bateau, un peu avant Noël. J’ai passé quelques jours à Tokyo. J’étais accueillie chez une amie qui y poursuivait ses études, et qui vivait à Kagurazaka. Quelques jours après, elle allait passer Noël et le Nouvel An à Kyoto avec d’autres étudiants, français et japonais. Je suis partie avec eux. Et là, c’est vrai, les images me reviennent, ça a été un choc, quand même. Toute cette culture ancienne, les temples… On logeait dans une machiya, une vieille maison en bois, il avait neigé…

Le Ryoan-ji, à Kyoto, au printemps ©Corinne Atlan

D.B.d.L. : Vous n’avez pas eu envie de vous y installer ?

C.A. : C’est difficile à dire. Le Japon m’a toujours accompagnée depuis ce premier voyage, et j’y suis retournée régulièrement. Mais c’est vrai que je n’y ai jamais vécu plus d’un an, deux maximum. Mis bout à bout, j’ai bien dû y passer 6 ans mais pas d’affilée. Il y a les circonstances de la vie, bien sûr, mais au-delà de ça, ce qui m’a arrêtée, et c’est d’ailleurs pour cela que je suis rentrée au bout d’un an lors de ce premier séjour, je trouvais, je trouve encore aujourd’hui, que c’est un pays très dur pour les femmes. Même au Népal, je n’ai pas ressenti cela. Chez les Tibétains, par exemple, les femmes sont les égales des hommes à un point que je n’ai jamais vu au Japon. Au Japon, travailler et avoir des enfants paraissait difficile à concilier, et puis je trouvais les mondes masculin et féminin très cloisonnés, et c’est quelque chose qui m’était assez pénible. Mais les choses évoluent tout de même.

D.B.d.L. : Comment avez-vous vécu les évènements de mars 2011 au Japon ?

C.A. : Le plus terrible dans ces événements, c’est qu’ils ne sont pas terminés, ne le seront pas avant très longtemps… Fin mars 2011, je devais aller au Japon, pour une mission ponctuelle. Je vais en général au Japon deux fois par an et j’y passe quelques mois. Mais en raison des circonstances, le voyage a été annulé, et mon travail aussi. Du coup, je n’avais plus non plus les moyens financiers de m’y rendre, et puis ce n’était pas le moment, c’est sûr. Mais c’était très étrange car tout mon entourage français ici me disait « heureusement que tu n’y étais pas ! » et moi je pensais l’inverse. J’aurais voulu me sentir plus utile. Je ne sais pas si j’aurais pu faire grand-chose, mais j’aurais voulu au moins être là, partager cela avec les Japonais. Le plus bizarre, c’était qu’ici, tout avait l’air normal. Bien sûr, les médias n’ont parlé que de ça pendant un moment, mais le quotidien était normal. J’avais envie de secouer les gens dans le métro et de leur crier « réveillez-vous ! Vous savez ce qui se passe ? » C’était comme un deuil. Vous ne pouvez le partager vraiment qu’avec ceux qui vivent la même perte.

La seconde partie de l’entretien est disponible [ici].

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