Émilie de Turckheim est l’auteure de six romans, dont trois parus aux Éditions Héloïse d’Ormesson (Le Joli Mois de mai, 2010 ; Héloïse est chauve, 2012 ; Une Sainte, 2013). Elle a également publié chez Naïve un joli petit récit autobiographique sur son expérience de modèle vivant pour peintres et sculpteurs : La Femme à modeler (2012).
Je l’ai rencontrée lors de sa venue au Salon du livre de Paris grâce aux Nouveaux Talents, l’initiative de mécénat de la fondation Bouygues Telecom qui a à cœur d’accompagner les écrivains de demain.
Retrouvez la seconde partie de l’entretien dans quelques jours !
Quand avez-vous commencé à écrire ?
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit. Et avant même d’écrire en fait, je m’inventais des histoires que je reprenais soir après soir dans mon lit. Je composais comme ça de petits romans. Vers six ou sept ans, je préparais des tables des matières et j’écrivais le premier chapitre. Je me souviens que j’écrivais toujours des premiers chapitres. J’ai retrouvé de petits textes, écrits presque en phonétique. Je vivais à New York à l’époque donc j’apprenais à lire et à écrire en anglais et je n’étais pas encore très au point avec le français.
Comment êtes-vous passée de ces premières histoires à un premier roman ?
Je ne crois pas que j’ai eu l’intention d’écrire un premier roman. J’avais un ami — on devait avoir une vingtaine d’années à l’époque — qui avait écrit un roman, l’avait envoyé à tous les éditeurs du monde et avait reçu de tous les éditeurs du monde une lettre de refus. Je l’avais trouvé très courageux. Je m’étais dit : « Les lettres de refus, on s’en fout : il a écrit un roman ! Donc on peut faire ça. On peut s’y mettre le matin, jour après jour, et écrire un roman ». Quand j’écrivais, à vingt-trois ans, je ne pensais pas à publier. Je n’imaginais même pas que ce métier puisse vraiment exister. J’étais étudiante et j’avais toujours écrit pour moi. La question de la publication n’était ni une obsession ni même quelque chose que j’avais en tête. Je n’en voyais pas tellement l’intérêt du moment que je pouvais écrire. Le fait d’être lue me paraissait d’ailleurs plutôt intimidant.
J’ai pourtant fait lire ce texte à un oncle qui était éditeur à l’époque — c’est le premier qui l’ait lu — et visiblement ça lui a plu. Il m’a poussée à le faire lire à plusieurs éditeurs. Quand le Cherche-Midi a accepté de le publier sans toucher une virgule, mon esprit naturellement paresseux s’est dit que j’avais frappé à la bonne porte ! (rires) En fait, ce n’était pas par paresse, mais à l’époque, si on me faisait la moindre remarque, je le prenais pour argent comptant. Je me disais : « Si ce n’est pas totalement bon, ce n’est pas bon du tout ». Donc que quelqu’un me dise : « Je le prends comme ça », c’était rassurant. Et depuis, je ne me suis jamais arrêtée.
Aujourd’hui, vous vous dites : « Je suis écrivain » ?
Je ne dis pas « je suis écrivain », mais ça ne veut pas dire que tout au fond de moi, je ne le pense pas. C’est juste que « je suis écrivain » tout comme « je suis caissière » ou « je suis boulangère », ça me pose un problème. J’ai l’impression de faire plein de choses dans ma vie et je trouve cela étrange de se définir en un mot, quelle que soit son occupation. Même l’écriture. Pourtant, l’écriture, c’est corrosif, ça ne consomme pas que les moments d’écriture, on n’arrête pas d’écrire. On n’arrête pas d’observer donc on n’arrête pas de nourrir l’écriture. Bon, à l’école, quand je dois remplir la fiche de mes enfants, dans la case métier, je mets « écrivain ». Mais même en écrivant ça, je me dis qu’il ne faut pas exagérer. J’écris des livres, voilà.
Auriez-vous un conseil d’écriture à transmettre aux apprentis écrivains ?
Je pourrais recommander un exercice très compliqué : c’est d’imaginer que ses parents sont morts, qu’on n’a aucun lien intime, qu’on écrit en étant seul au monde, avec l’idée qu’on ne sera jamais lu. J’ai l’impression que l’un des gros obstacles de l’écriture, c’est la vie réelle et le fait que l’écriture aille tellement puiser dans notre existence qu’on pense sans cesse que toutes les personnes de notre entourage vont avoir l’impression qu’il y a des messages subliminaux. C’est très obstruant. C’est pour ça que le conseil que j’aurais à donner, c’est d’imaginer que tout le monde est mort et qu’on écrit sans aucun risque d’être lu. La violence de la censure qu’on s’impose est stupéfiante. On est presque plus innocent, inconscient des conséquences de son écriture à vingt-quatre ans, quand on commence à écrire. Avec le temps, on a tendance à penser à des choses très pernicieuses comme les critiques littéraires — « tiens je me demande ce qu’untel va penser » — ce qui est vraiment une très mauvaise façon de procéder. Il faut écrire seul dans le désert. C’est le conseil que je pourrais donner, mais ce n’est vraiment pas un conseil sympa parce que c’est très difficile. Ce doit être le travail d’une vie d’apprendre à écrire à un tel niveau de sincérité, d’arriver à écrire sans le regard qui est porté sur soi. Ce n’est même pas une question de jugement, c’est tout simplement se rendre compte que quand on écrit, on est l’enfant de quelqu’un, la sœur de quelqu’un, l’ami de quelqu’un. Ce serait complètement artificiel de détricoter toutes ces relations, évidemment, c’est ce qui nourrit l’écriture. Mais la liberté qu’il faut pour traduire tout cela, elle ne peut se faire que si on oublie qu’on va être lu et en particulier par tous ces gens-là : les gens proches, mais aussi les critiques, même les éditeurs. Je ne pense pas du tout que mon éditrice va me lire quand j’écris un roman. Alors qu’inéluctablement, c’est ce qui va se produire ! Mais je chasse cette idée de ma tête.
Est-ce que vous avez des rituels d’écriture ? Des habitudes, des petites manies ? Une manière de vous mettre en écriture ?
Je n’ai de rituels pour rien, je n’ai même pas de rituel de petit-déjeuner ! Je n’écris bien que le matin, si possible très tôt le matin. Mais je n’ai aucun rituel, je ne me rends même pas compte que je suis en train d’écrire. Il y a quelque chose de divinatoire quand j’écris, j’ai l’impression que quelqu’un me dicte un texte. J’ai donc d’autant moins de rituels que j’ai l’impression de ne pas être là. C’est un état un peu hypnotique, c’est compliqué à décrire, j’ai du mal à le restituer. C’est un peu comme un état drogué sans drogue, une transe. C’est vraiment étrange. J’ai l’impression que c’est un état qui pénètre à l’intérieur de la mémoire et que cela demande une telle énergie qu’on n’a plus du tout conscience du temps qui passe ni de l’endroit où l’on se trouve. Quand un de mes romans vient d’être publié, je ne me souviens plus si je l’ai écrit à mon bureau ou allongée sur mon lit. Ces souvenirs-là sont complètement brumeux. Mystérieux même.
Le Joli Mois de mai et Une Sainte sont très différents du point de vue de la structure. Cet état de l’écriture que vous décrivez, on le perçoit dans Une sainte qui est quelque part assez onirique. Alors qu’avec Le Joli Mois de mai, on a la sensation de quelque chose de beaucoup plus construit, de beaucoup plus préparé. Comment avez-vous procédé ?
Le Joli Mois de mai a une trame un peu policière, un côté un peu polar. Donc même je ne travaille jamais à partir d’un plan — j’en serai totalement incapable —, ça ne veut pas dire que je ne sais pas du tout ce que je suis en train d’écrire. Peut-être qu’au moment où on commence à écrire, le livre est terminé en soi. Entièrement terminé. Ça n’a peut-être pas encore émergé dans la conscience, mais quand on écrit le premier mot, on a déjà tout en soi. Comme un scribe, on a plus qu’à noter quelque chose qui existe déjà. Dans le cadre d’un polar, ça demande beaucoup de retours en arrière pour vérifier qu’il n’y a pas d’incohérence. Alors que dans un texte plus onirique comme Une Sainte, avec une vraie question autour de la folie, il y a aussi une sorte de relation humoristique à ce qu’est censé être un roman. Il y a nécessairement plus de liberté. Ce qui n’est pas plus simple. Mais pas plus compliqué non plus d’ailleurs. Le Joli Mois de mai est un peu une version contemporaine des Dix Petits Nègres d’Agatha Christie, il fallait donc bien dénouer les choses, connaître l’histoire de tous les personnages. Ce n’est pas une démarche que je fais à chaque fois. Dans ce cas précis, l’intrigue me demandait ce travail.
J’ai remarqué d’ailleurs dans ces deux romans que vous aimiez jouer avec les codes et d’une certaine manière, malmener un peu le pacte romanesque : rappeler au lecteur qu’il lit un roman, que c’est de la fiction…
Oui, c’est d’ailleurs quelque chose que j’adore dans tous les arts : voir le dispositif. Par exemple, je m’ennuie mortellement au théâtre, mais j’adore y aller pour le salut, le moment où l’on voit l’envers du décor, comment l’art est fait, par quel genre d’être humain, le moment où on arrête de jouer. Dans Le Joli Mois de mai, le narrateur dit dès le départ qu’il ne sait pas raconter une histoire, et pour moi, tous les écrivains peuvent dire ça. Raconter une histoire, c’est un métier. Être écrivain, c’est un état. Comme un prénom, comme la couleur des cheveux. On ne peut pas y appliquer beaucoup de volonté. Apprendre les techniques de la narration, de la dramaturgie, ça oui, pourquoi pas. Mais c’est artisanal. Je suis la pire personne pour ça. Quelques fois, je lis des romans qui sont magistralement construits, mais je m’en fous complètement. Ce n’est jamais ce qui va me toucher dans un roman. Ce qui m’intéresse, c’est toujours la question poétique, la façon dont on parle de l’intimité et dont on donne une vision du monde qui n’est pas une vision de sociologue ou de philosophe. Qu’est-ce qui peut proprement passer par la littérature ? Alors forcément, je pèche beaucoup en structure. Les critiques sont toujours extrêmement élogieuses sur le style, la folie, l’imagination débridée… Mais la contrepartie, c’est que je pars tellement dans des choses folles que l’on peut s’y perdre et que la structure ne saute pas toujours aux yeux, pour peu qu’elle existe !
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