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Jean-Philippe Toussaint et ses traducteurs

Le 1er mars 2014, Jean-Philippe Toussaint était à l’École de traduction littéraire du CNL. À cette occasion, il est notamment revenu sur son expérience au Collège des traducteurs de Seneffe (Belgique) et sur les relations qu’il entretient avec ses traducteurs.

jean philippe toussaintJean-Philippe Toussaint au Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe

Jean-Philippe Toussaint mène un travail d’écriture en confrontation directe avec ses traducteurs. Quatre de ses livres ont été traduits (du moins en partie) lors de stages au Collège de Seneffe. Lorsqu’il a publié son premier roman, La salle de bain, en 1985, une demande de traduction était pour lui inimaginable. Il s’est demandé : « Que va devenir mon livre en italien ? », comme s’il s’agissait d’un enfant qui changeait de tuteur. « J’aimerais voir la nouvelle maman », a-t-il déclaré avant de se rendre à Milan pour rencontrer la traductrice. Avec elle, il s’est montré attentif et inquiet. Il a relu le texte en italien alors qu’il reconnaît lui-même ne pas avoir un très bon niveau dans cette langue. Mais les liens qu’il entretenait avec son texte en français étaient trop forts, passionnels pour ne pas se mêler au moins un peu de la traduction. Dix ans plus tard, Jean-Philippe Toussaint était déjà traduit dans des langues qu’il n’était même plus capable de lire. Aujourd’hui, il entretient toujours des liens avec ses traducteurs. Mais s’il les laisse plutôt venir à lui désormais, il est toujours accueillant avec les demandes.

Selon Jean-Philippe Toussaint, ce n’est pas à l’auteur traduit d’intervenir dans la langue d’arrivée. Son rôle est d’instaurer un doute, un questionnement dans la langue de départ, ici le français. Mais il reconnaît qu’il y a néanmoins des discussions fertiles à avoir dans la langue d’arrivée. C’est pour cela que son idéal serait d’avoir à Seneffe plusieurs traducteurs par langue en même temps. « Ce qui m’intéresse comme auteur, c’est que le traducteur mette toute son énergie dans le texte, ait le respect du texte et qu’il se pose des questions. La seule chose que je m’interdis, c’est d’intervenir dans la langue d’arrivée : j’aurais tendance à coller le plus possible au français, ce qui n’est pas toujours le plus pertinent », explique-t-il.

Le regard du traducteur

« Les traducteurs trouvent des choses bizarres dans le texte : la ponctuation, certaines phrases, de faux raccords. C’est impitoyable comme regard ». Jean-Philippe Toussaint raconte alors l’anecdote de ce faux raccord dans Télévision : il y a cette scène où le narrateur visite un appartement avec un ami. Il s’assied sur une chaise et, huit pages plus loin, se relève d’un canapé. La traductrice tchèque, Jovanka Sotolova, lui demande alors quoi faire. L’auteur lui répond : « Fais ce que tu veux. Moi, je traduirais chaise par chaise et canapé par canapé ».

Pourtant, à la question « Faut-il traduire ce que l’auteur a écrit ou ce qu’il a voulu dire ? », Jean-Philippe Toussaint répond : « Plutôt ce qu’il a voulu dire. Surtout s’il s’est vraiment planté ». Mais il nuance immédiatement avec un contre exemple. Que fait-on des « vertèbres du front » de Proust ? L’erreur est aujourd’hui connue, alors Toussaint serait plutôt d’avis de la traduire telle quelle. « De petites rectifications factuelles ne sont pas choquantes. Mais la question se pose. »

« Le regard des traducteurs est extrêmement précis, il va en profondeur, voit des détails que même un lecteur attentif pourrait laisser échapper. C’est bien quand l’auteur est sûr de lui. Mais on peut aussi se sentir menacé par dix personnes penchées sur le texte avec une loupe. »

Rythme et ponctuation

« Il y a un dynamisme, un rythme de la phrase. Qu’est-ce qui relève de la nécessité et qu’est-ce qui relève de l’accident ? Quand j’écris en français, je dois choisir entre différentes priorités. Par exemple, laisser une allitération est difficile pour moi. Je vois ce qu’elle apporte, mais aussi le danger. Les enjeux, les contraintes sont multiples. Mon travail d’écrivain a quelque chose à voir avec celui du traducteur dans la mesure où je suis parfois amené à choisir entre différentes mauvaises solutions. Si je choisis la sonorité, la poésie, cela peut parfois être au détriment du fond. Une langue doit être dynamique. On peut avoir une phrase parfaite, immobile quand elle est isolée, mais qui n’entre pas dans la dynamique du texte. »

Que doit faire le traducteur lorsqu’il compose une phrase parfaite, lorsqu’il fait une superbe trouvaille… mais qui n’est pas dans le texte d’origine ? Pour Jean-Philippe Toussaint, « la traduction n’a pas à faire mieux que le texte ».

« Les éditeurs laissent les traducteurs traduire les textes comme si ce n’était pas de leur ressort. Par contre, la ponctuation, ils considèrent ça comme leur affaire ! » Jean-Philippe Toussaint porte visiblement beaucoup d’attention à sa ponctuation. Il dit lui-même accorder « énormément de soin » à savoir s’il met ou non des parenthèses. « Il n’est pas du ressort du traducteur de choisir d’ajouter ou d’enlever des parenthèses. » Pour Toussaint, la ponctuation est donc très clairement la prérogative de l’auteur et selon lui, « le traducteur n’a pas de marge de manœuvre, il doit reproduire à l’identique tirets, parenthèses, paragraphes, points-virgules. On peut juste accorder une tolérance pour la virgule. Moi, je n’utilise plus de points-virgules, donc il ne doit pas y avoir de points-virgules dans les traductions de mes livres. Mais souvent, l’éditeur s’en mêle en disant qu’on n’écrit pas comme ça dans telle langue. Le traducteur doit s’appuyer sur l’auteur qui, normalement, a réfléchi à la question et n’aime pas qu’on change. La ponctuation n’est pas du ressort de l’éditeur. » Point final.

Mes remerciements à Olivier Mannoni et à l’ensemble des membres de l’ETL-CNL pour leur accueil.

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