[Divers]

Une part de ciel, de Claudie Gallay

En attendant Curtil

Il y a quelques semaines, je découvrais dans ma boîte aux lettres un lourd paquet. Une part de ciel, de Claudie Gallay (Actes Sud). Bien bel objet que ce livre, impressionnant peut-être aussi, de part son épaisseur. Mais il capte l’oeil et le séduit, grâce à ce rouge chaleureux, omniprésent dans ce décor enneigé (la teinture faite avec les coccinelles, une robe, un manteau, une pièce de puzzle…), ce contraste avec le blanc glacé.

Je caresse le papier crème, fais glisser les pages. Le texte est aéré, comme grignoté, strié de dialogues. Toujours ceux du présent, de l’ici et maintenant. Ceux de l’attente aussi. De cette attente à laquelle Carole aura bien du mal à se faire. De cette attente interminable du père qui n’est pas sans évoquer Beckett :

« — Qu’est-ce qu’on fait ? j’ai demandé.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?
— On l’attend, a dit Gaby. »
 

Dans cette attente, le temps qui passe se rappelle sans cesse à la mémoire, par les dates en tête de chapitre, sept semaines de sept jours, par une multitude d’horloges dont certaines sont arrêtées (dans la boutique du vieux Sam), voire amputées (celle de la gare). Au Val-des-Seuls, le temps s’écoule différemment, se fait menaçant parfois, se suspend surtout. Là, l’écriture de Claudie Gallay fait tout. Des phrases courtes, descriptives. Un travail sur le détail. Sur l’ambiance. Sur le rythme.

Et le rythme, Claudie Gallay le taille à même la page. Avec ces vides, ces blancs qui grignotent le texte, qui marquent la respiration, qui laissent la place aux non-dits.

« Et Curtil arrivait.
Il arrivait toujours.
(…)
Curtil revenu, la vie reprenait. Tant qu’il était à la maison, la dernière boule restait sur la table. Il pouvait s’attarder longtemps au point que je pensais parfois qu’il ne repartirait jamais.
Et un jour il repartait.
Il repartait toujours. »
 

Le ton est neutre, rejetant l’émotion, la retenant plutôt, tout comme Carole retient ses larmes. Et parfois alors, dans ce qui semble une crainte de ne pas être assez explicite, le texte est surpiqué de points d’exclamation, d’interrogation, de suspension. Trop parfois, jusqu’à l’écœurement, jusqu’à la sensation ténue d’avoir dérivé doucement vers un tchat sur MSN.

Enracinement

Ce que semble chercher Carole finalement, c’est un nouvel enracinement. Celui de la terre est acquis, assumé, revendiqué (« Je suis née ici, d’un ventre et de ce lieu »). Mais ce lien au sol semble se substituer à celui de la famille :

« On voulait que les petites connaissent le pays, qu’elles rencontrent Yvon, Gaby et la Môme. Qu’elles aient un aperçu du sol, du sang. Et de la famille. »
 

Le sang se fait sève, si bien que les habitants du Val semblent se changer en arbre (les cousines sont des ronces, les vieux des arbres calcinés, etc.). La famille, quant à elle, est déjetée hors de la phrase, isolée par ce point tranchant. Restant à conquérir. C’est là l’enjeu. Et il peut sembler impossible à Carole, dont le père toujours parti ne semble pas décidé à tenir sa promesse de retour, dont la mère, vers la fin de sa vie, perdait la raison, la mémoire, dont le choix inconcevable lors de cet incendie — laquelle de ses deux filles emporter, elle ne peut en sauver qu’une — reste un mystère, une angoisse, un traumatisme.

Carole pourrait se résumer à cette petite phrase parfaite : « Les yeux dans le ciel, les pieds dans le fossé. » Toujours à la recherche de cette « part de ciel », cette ouverture du regard (totalement bouché par ce corps anonyme mais familier comme un souvenir, sur la couverture du livre), cet espace de respiration. En même temps retenue par cette terre, cette mémoire, peut-être accidentée par elle.

La pâtissière qui traduisait Christo

Ce livre, je l’ai choisi pour son personnage de traductrice. La quatrième de couverture en effet annonçait : « Dans le gîte qu’elle loue, à côté de la scierie, Carole se consacre à une traduction sur la vie de Christo, l’artiste qui dévoile les choses pour mieux les révéler. » Trois lignes qui, évidemment, ont fait pencher ma balance.

Mais déjà je déchante lorsque, première page, je lis : « la boutique à Sam », « le bar à Francky ». J’ai les dents qui crissent, les articulations qui se crispent. Bien sûr, c’est volontaire. Bien sûr, cela participe de l’effet d’oralité qui parcourt le livre. Passent encore les négations qui sautent, les inversions qui désertent. Mais « la serveuse à Francky » ? Avec constance et insistance ? Non, désolée, Carole n’est pas traductrice.

Ce que confirment quelques pages plus loin ces quelques lignes :

« Je suis professeur de cuisine à Saint-Étienne, spécialité pâtisserie. Pas titulaire. (…)
Quand je n’ai pas de remplacements, je trouve des petits boulots et j’attends qu’on m’appelle. Je parle parfaitement anglais, ma mère avait voulu cela, que je sois bilingue, elle disait qu’un jour ou l’autre, ça me servirait, que ça élargirait le champ de mes mondes. Grâce à elle, j’avais traduit des centaines de notices techniques pour aspirateurs, robots, perceuses, des explications imprimées sur du papier fragile et que l’on trouve pliées en accordéon au fond des boîtes. J’avais traduit le montage de quelques meubles IKEA et la posologie des produits cosmétiques, Sanoflore, les trois lignes derrière le flacon bleu, c’est moi, Organic ancient rose floral water. Clarifying toner for the face. Revitalized and radiant skin. Suitable for sensitive skin. »
 

Heureusement que ce livre à d’autres choses à offrir, d’autres qualités, car j’ai manqué, à ce court paragraphe, d’envoyer valser ma lecture. Quelques lignes qui tracent au marqueur un cliché dévastateur pour la profession : traduire serait un métier d’appoint, un traducteur traduirait de tout (on propose à Carole de traduire de la poésie sur la base de son travail sur la biographie de Christo), on pourrait « parler parfaitement anglais », « être bilingue » sans vraisemblablement avoir vécu dans le pays, juste car sa mère l’a décidé (rien dans le roman n’indique comment Carole aurait atteint un tel niveau de perfection en anglais, je dirais même que rien ne laisse penser qu’elle ait réellement pu atteindre ce niveau : il est par exemple dit plus loin qu’elle a un accent terrible). Enfin, un traducteur traduirait vers une langue qui n’est pas sa langue maternelle, comme le texte le suggère. Je ne suis pas certaine que l’auteure serait très heureuse si son personnage venait à traduire son roman…

Il me semble au final que c’est le symbolisme de l’œuvre de Christo qui intéressait Claudie Gallay.

« — Christo fait comme la neige, il révèle en cachant. Et ce qu’il cache, on le regarde d’une autre façon.
— Et quand la neige fond, toutes ces choses cachées, on les voit à nouveau.
— Oui… Et à ce moment-là, on ne les regarde plus. »
 

La traduction n’était qu’un prétexte. Ça n’en fait pas une excuse.

Goûter la neige

Une part de ciel est un livre qui se fait désirer, demande de prendre son temps. Il faut être prêt, comme Gaby, à manger de la neige quand on meurt de soif, pour parvenir à ces instants lumineux qu’il recèle. Un livre qu’il s’agit probablement de déguster dans un cliché hivernal : plaid de laine enroulé autour des épaules, feux de cheminée qui craque, main qui s’égare sur le ronronnement d’un chat à demi assoupi. Cela tombe bien, l’hiver approche et Noël avec lui.

Livre lu dans le cadre des matchs de la rentrée littéraire 2013. Merci à PriceMinister-Rakuten pour l’envoi de ce livre.

À lire :

« Claudie Gallay : mener une vie en dehors de la vraie vie. » in LAHIRE B., La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, Éditions La Découverte, 2006, p. 243-250.

 

Share on FacebookShare on Google+Tweet about this on TwitterShare on LinkedInEmail this to someone
Standard

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *