Le 25 février dernier, Lola Lafon était à la librairie Ombres blanches pour rencontrer ses lecteurs, et surtout les membres toulousains du jury du Roman des étudiants France Culture / Télérama (dont j’ai la chance de faire partie). Retour sur un moment privilégié et impressions de lecture.
Titre
On pourrait se demander pourquoi intituler un roman sur Nadia Comaneci « La petite communiste qui ne souriait jamais ». Car sur les vidéos, on le découvre, ce sourire enfantin de la gymnaste aux enchaînements parfaits. Elle n’affiche donc pas toujours ce visage fermé, cette expression appliquée. Pourquoi alors ?
« Le titre du roman, c’est Nadia vue par les Occidentaux », explique Lola Lafon. Finalement, ce n’est pas tant qu’elle ne souriait jamais, c’est qu’elle ne le faisait pas pendant ses enchaînements, trop concentrée sur ses mouvements, sur sa « mission ». Ce sourire, c’était encore quelque chose que le public lui réclamait. Quelque chose de plus. Car il en fallait toujours plus.
Ponctuation
Dans La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon inscrit la carrière de Nadia Comaneci entre deux virgules : la première, au JO de Montréal en 1976, « qui refuse obstinément de se déplacer », et la seconde, lors de son discours d’adieu, que l’on attend mais qui ne vient jamais, et dont l’absence est comme une suffocation.
Il est également fait mention à plusieurs reprises dans le roman de cet emploi « terrible » que la presse fait de la ponctuation. De la surabondance de points d’exclamation face à la performance, à la perfection des enchaînements jusqu’aux interminables points de suspension, lourds de sous-entendus lorsqu’on perçoit l’ombre d’un sein sur le justaucorps immaculé. De la fascination pour le petit elfe asexué à la suspicion envers une adolescente qui ne mérite plus que le titre de « fée » entre guillemets.
Mais les points de suspension, ce sont aussi ceux de la narratrice qui doit combler les blancs, les silences de la gymnaste qu’elle ne verra jamais en personne. Elle devra se contenter de sa voix au téléphone. Et de là, interpréter une respiration, une intonation. Imaginer un sourire se dessiner derrière un souffle, à l’autre bout du fil.
La ponctuation, enfin, c’est aussi le corps même de Nadia, « cambré comme une parenthèse ». Ce corps insaisissable, « biomécanique », ce corps qui défit toute logique, dézingue l’ordinateur des JO. Ce corps qui se déploie, ponctue l’espace et le temps d’arabesques et de coups de pieds à la lune. Ce corps fin et lisse bien sûr, qui dessine l’air du pinceau de ses jambes, abolie la gravité. Ce corps asexué que l’on voit peut à peu se transformer.
La ponctuation est partout dans le roman de Lola Lafon. Elle applique son rythme à la phrase, bien sûr. Elle est un enjeu narratif aussi. Elle est la trace d’une communication difficile entre l’écrivaine-narratrice et son insaisissable objet. Elle dessine dans la nervosité des phrases, la brièveté des chapitres, le corps emblème de Nadia Comaneci. Car « l’écriture devait coller au corps du personnage, être affuté ». Lola Lafon en parle comme d’une évidence : « ça ne pouvait pas être plus lent qu’elle qui court à 26km/h. »
Corps
« Le sport n’était pas l’histoire. Le mouvement était l’histoire. Et surtout le corps » déclare Lola Lafon. Le roman, on le comprend aisément, retrace, décortique même, le « procès biologique » qui est intenté à Nadia Comaneci. À une époque où les commentateurs sportifs étaient quasi exclusivement des hommes, le corps de Nadia — petite fée merveilleuse — faisait l’objet d’une adoration sans complexe, d’un désir très exprimé.
Mais dès lors qu’on la voit grandir, c’est le retour de bâton. Libé titre : « La petite fille s’est muée en femme. Verdict : la magie est tombée ». Avec le terme de « verdict », on est explicitement dans le procès. Face à la violence des mots du journaliste, Lola Lafon s’interroge : de quelle magie parle-t-il ? La magie d’une superenfance, d’une athlète qu’on déguise en petite fille à grand renfort de nœuds dans les cheveux, de poupée dans les bras, de justaucorps aux manches longues pour cacher ses muscles. Dès l’instant où Nadia ne rentre plus dans son costume de petite fille, on lui déclare la guerre.
Point de vue et narration
Alors Nadia se défend et cherche, elle aussi, à donner sa version de l’histoire, à la réécrire par le biais de la narratrice, de ce livre en genèse.
Quand Nadia lui demande de ne pas employer le mot « manigance » pour parler de Béla, son entraîneur, la narratrice réalise une pirouette à sa manière, titrant son chapitre « manigance ou plan », laissant planer le doute. « Elle est roublarde, déclare l’auteure. Elle tient tête à son personnage. Au début, je pensais qu’elle était candide. Mais elle fait un chemin énorme, elle est beaucoup plus en mouvement que la gymnaste, elle doit tenir son récit. Il y a un bras de fer entre les deux femmes, une course au pouvoir : qui écrit ? La narratrice examine toutes les rumeurs. »
C’est d’ailleurs parce que la narratrice se penche sur toutes les versions possibles de l’H/histoire et nous en restitue toute l’ambiguïté que le livre est, à mon sens, aussi réussi. À l’échelle du roman, il n’y a pas de parti pris et tout le monde en prend pour son grade : Nadia, la narratrice, l’Occident, la Roumanie de Ceausescu évidemment et même un peu nous aussi, lecteurs. Mais là où Lola Lafon frappe fort, il me semble, c’est paradoxalement quand elle instille des nuances de gris jusque dans la dictature de Ceausescu, quand elle parvient, en quelques mots d’une précision redoutable, à nous faire vaciller dans nos positions d’Occidentaux bien pensants. Certes, il s’est passé des choses terribles, mais est-ce tellement mieux aujourd’hui ? Tellement différent ? Certes, sous Ceausescu, on était écouté, épié. Chez nous, aujourd’hui, on est traqué bien plus efficacement avec nos pass Navigo (ou Pastel pour les amis toulousains) et personne ne semble rien avoir à y redire.
La force de ce roman donc, c’est ce gris, cet art de la nuance, cette détermination à montrer la complexité. Cela passe notamment par le brassage des discours, la multiplicité de voix qui affleurent sous les réécritures de Nadia et les tentatives de la narratrice pour y voir plus clair : on entend tour à tour Béla, les juges des JO, les journalistes, la nouvelle génération roumaine, Ceausescu lui-même par très brefs moments, jusqu’au bruissement de l’opinion publique.
Documentation
Pour rendre au plus juste ces multiples voix et la complexité de l’époque, Lola Lafon a passé plusieurs mois à se documenter, en partie en roumain. Elle raconte avoir dû faire face à des points de vue très opposés et à la difficulté de digérer toute cette documentation. « Il fallait chercher derrière les mots des journalistes qui sont de l’ordre du pur commentaire et non de l’analyse », précise-t-elle. Humble, autocritique, elle reconnaît avoir eu, aux deux tiers de l’écriture, le sentiment de s’être trompée, d’avoir été trop influencée par l’Ouest. Lors d’un séjour en Roumanie, elle s’est retrouvée dans la position de la narratrice, recadrée par les habitants qui lui demandaient ce qu’elle avait lu. L’autre fausse route s’est révélée lors d’une rencontre avec une autre gymnaste, lorsque celle-ci lui ouvre les pages de son album photo, pleines d’images de Nadia petite. « On voyait son sourire, sa joie. C’était une aventure pour elle, il y avait du bonheur. Je suis tombée dans le piège d’en faire une victime. »
Impressionnante de lucidité. Et le courage de revenir sur ses pas. Reprendre l’enchaînement depuis le début, encore et encore. Jusqu’à ce qu’il soit parfait. Jusqu’à ce qu’il lui décroche une médaille.
Bravo pour le commentaire des virgules et cette stylistique pour tous.
Merci Mathilde :)