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Translation Studies, de S. Bassnett

Susan Bassnett est professeur de littérature comparée et a été directrice du Center for British and Comparative Cultural Studies. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur la théorie de la traduction. Translation Studies fut d’abord publié en 1980, puis réédité en 1991 et en 2002 dans la collection New Accents de Routldege. Cette collection a pour objet les études littéraires au sens large et s’adresse à un public étudiant de premier et deuxième cycles universitaires. Cet ouvrage propose donc une introduction aux Translation Studies. Divisé en trois parties, il évoque tour à tour les problèmes centraux du domaine, l’histoire de la théorie de la traduction et les problèmes spécifiques de la traduction littéraire. Mais surtout, il a pour ambition de montrer que les Translation Studies ne représentent pas un simple dérivé, une sous-catégorie de la littérature comparée ou de la linguistique, mais qu’elles constituent bien une discipline à part entière.

 

Pour Susan Bassnett, la traduction relève essentiellement du domaine de la sémiotique (l’étude des signes et de leur signification). On trouve au cœur du processus traductif une activité linguistique, certes, mais ce processus implique également des critères extralinguistiques, car, comme l’explique Edward Sapir dans Culture, Language and Personality, le langage détermine l’expérience que l’on fait de la réalité, c’est un « modelling system ». Langage et culture sont donc intimement liés, si bien que le traducteur ne peut considérer un texte indépendamment de la culture dont il est issu.

Lorsqu’il traduit, ce dernier transcende ce qui est purement linguistique : il opère un décodage (decoding) et un recodage (recoding). Au cours de ce processus, une information ou notion est isolée du texte en langue source qui peut ainsi être remplacé par une phrase comportant la même information. Cet élément isolé constitue ce que Popovič appelle le « core invariant » et que Bassnett définit comme ce qui existe en commun dans toutes les traductions d’un seul et même texte. Il est également important de garder à l’esprit qu’un mot est toujours relié aux mots qui l’entourent directement (dans une relation horizontale) ainsi qu’à la langue dans son ensemble (dans une relation verticale ou associative). Ainsi, l’invariant d’une phrase en langue source doit être replacé en langue cible dans ses deux systèmes référentiels : le système particulier du texte et celui de la culture au sein de laquelle il a été produit.

Le processus traductif demande donc plus que le simple remplacement d’éléments lexicaux et grammaticaux entre les langues. Il requiert parfois même que l’on se débarrasse des éléments linguistiques de base afin de viser à une « expressive identity » (Popovič) entre les textes en langue source et en langue cible. La question de l’équivalence, récurrente en théorie de la traduction, pose un double problème aux Translation Studies : d’un côté, une théorie des relations d’équivalence est nécessaire, car elle constituerait, selon Albrecht Neubert, le lien manquant entre l’étude du processus de traduction et l’étude du produit. D’un autre côté, le terme même d’équivalence est problématique. Les Translation Studies en usent et en abusent. Pour Raymond Van den Broeck, la définition mathématique du terme constitue un sérieux obstacle à son utilisation dans une théorie de la traduction. En effet, on ne peut considérer l’équivalence en traduction comme une stricte identité (sameness), car celle-ci ne peut exister entre deux versions d’un même texte en langue cible et donc, a fortiori, entre langue source et langue cible. Susan Bassnett propose donc de redéfinir l’équivalence comme une dialectique entre les signes et les structures compris dans le texte lui-même et existant autour de lui. Cette conception permet de prendre en compte le contexte culturel et temporel dans lequel se trouve un texte ainsi que le caractère à la fois autonome et communicatif de celui-ci.

Une fois que l’on accepte l’idée qu’une stricte identité ne peut exister entre deux langues, on peut aborder la question de la perte et du gain en traduction. Sur ce point, Susan Bassnett renvoie le lecteur aux travaux d’Eugène Nida, notamment en ce qui concerne les problèmes liés aux termes et concepts inexistants dans la langue cible. Ces problèmes peuvent être d’ordre lexical (les termes décrivant l’eau ou la lumière en anglais, les différents types de pain en Français, par exemple), mais également d’autre nature, comme les différences entre les systèmes ou conceptions du temps.

De telles difficultés peuvent mettre en question la traductibilité même du texte. Catford propose deux catégories d’intraductibilité : la première est linguistique (absence de substitut lexical ou syntaxique) et la seconde, plus problématique, est culturelle. Elle serait caractérisée par l’absence d’une correspondance de situation ou de contexte entre les deux systèmes culturels, absence de ce que Catford nomme « a relevant situational feature ». Mais si l’on considère le langage comme le « modelling system » de la culture, l’intraductibilité culturelle fait donc, de facto, partie du processus traductif et la notion définie par Catford est invalide. De son côté, Popovič distingue également deux types d’intraductibilité, dont une catégorie linguistique qui rejoint celle de Catford. Sa seconde catégorie, en revanche, évite la séparation entre le linguistique et le culturel. Il en propose la définition suivante : une situation où la relation entre l’expression du sens, c’est-à-dire le sujet créatif, et son expression linguistique dans la langue source ne trouve pas d’expression linguistique adéquate dans la langue cible. On voit bien ici la difficulté qu’il y a à décrire et définir les limites de la traduction. Pour George Mounin, du fait que la traduction est un processus dialectique, elle n’est jamais totalement achevée ni jamais complètement impossible non plus. En résumé, elle constitue un acte créatif.

Dans la seconde partie de Translation Studies, Susan Bassnett cherche à mettre en lumière la façon dont certaines idées directrices ont émergé en traduction à certaines périodes de l’histoire européenne et américaine, ainsi que l’évolution du rôle de la traduction au cours des siècles. Elle précise bien évidemment la difficulté qu’il peut y avoir à étudier la traduction de façon diachronique, la culture humaine constituant un système dynamique qu’il serait donc contradictoire de cloisonner dans des tronçons temporels rigides. On peut cependant s’attacher à distinguer les concepts qui ont dominé certaines périodes.

Pour Horace et Cicéron, par exemple, la traduction permet d’enrichir la littérature et la langue. Cette idée fait partie intégrante du concept romain de traduction et explique l’accent qui était mis à cette époque sur le caractère esthétique du texte traduit, au détriment d’une certaine « fidélité », et sur l’usage de mots nouveaux. Mais cette liberté apparente des Romains est à remettre dans le contexte de l’expansion de l’Empire : à cette époque, le bilinguisme et même le trilinguisme étaient monnaie courante. Les Romains avaient donc accès aux textes en langues sources (le plus souvent en grec) et lisaient la traduction en regard, comme un métatexte. Ainsi, la qualité d’un traducteur était jugée sur l’usage créatif que faisait ce dernier du texte source, tout en respectant les canons littéraires d’excellence de l’époque.

Avec le développement du christianisme, le traducteur s’est vu chargé d’une mission non seulement esthétique, mais également prosélyte. En effet, l’une des spécificités des traductions de la Bible, et ce, depuis sa première traduction en anglais par John Wycliffe (1330-1384), c’est la volonté de produire une version intelligible et idiomatique, accessible à tous. Au XVIème siècle, avec l’apparition de l’impression, les traductions de la Bible en langues vernaculaires se multiplient. Ces traductions successives se fondent sur les précédentes, leur empruntent, les révisent et les corrigent. Il s’agit là d’un trait particulièrement significatif de la traduction de la Bible : son aspect collaboratif.

Le XVIème siècle se caractérise également par l’importance qu’il accorde à la traduction en général (pas seulement biblique). Edmond Cary la décrit même comme « an affair of States and a matter of religion ». On se trouve en effet à une époque où le choix d’un pronom ou la nuance donnée à une phrase pouvait signifier une condamnation à mort pour hérésie (ce fut notamment le cas d’Étienne Dolet, le tout premier théoricien de la traduction). Une autre caractéristique de l’époque est l’affirmation du présent par l’usage d’un style contemporain. À travers leurs traductions, certains textes sont ainsi mis au goût du jour. On reproche d’ailleurs à certains traducteurs de poésie d’adapter plutôt que de réellement traduire. Pour Susan Bassnett, il s’agit bien plus de rendre une fonction similaire dans le système culturel cible au poème en langue source, perçu comme l’artefact d’un système culturel particulier. Ce serait, selon elle, le mode de traduction le plus « fidèle » dans ce cas. Elle affirme par ailleurs que la traduction constitue une force structurante (a shaping force) de la vie intellectuelle de l’époque et va jusqu’à comparer le traducteur du XVIème siècle à un « activiste révolutionnaire ».

Au XVIIème siècle, on observe en revanche un retour aux textes des anciens maîtres et l’on en vient à considérer l’imitation comme un mode d’instruction. C’est notamment la période du classicisme français dont les auteurs et théoriciens sont avidement traduits en anglais. Mais la traduction n’est pas pour autant perçue comme un simple acte d’imitation. Pour Denham, par exemple, le traducteur et l’auteur du texte original sont égaux, mais ils opèrent dans des contextes sociaux et temporels clairement distincts. Le XVIIIème prolonge cet intérêt pour les textes anciens, mais on assiste plutôt ici à une clarification de ces derniers afin de les faire correspondre aux standards linguistiques et au goût de l’époque.

À la fin du XVIIIème siècle, dans le contexte de cette onde de choc que fût la Révolution française, on assiste à un rejet du rationalisme et à la mise en valeur de l’imagination : le poète est alors perçu comme un créateur quasi mystique ayant pour tâche de produire une poésie recréant le monde à neuf. À cette époque se pose la question de la définition de la traduction : s’agit-il d’une entreprise créative ou mécanique ? Au sein du débat romantique, on observe des attitudes ambiguës de la part d’un grand nombre d’auteurs et de traducteurs. Ainsi, au début du XIXème siècle, deux visions contradictoires coexistent : la première considère la traduction comme une catégorie de pensée, le traducteur est présenté comme un génie créatif qui enrichit la littérature et la langue dans laquelle il traduit ; la seconde confère une fonction plus mécanique à la traduction qui serait de « faire connaître » un texte ou un auteur.

Le besoin de rendre compte de l’éloignement spatial et temporel de l’original est récurrent chez les traducteurs de l’époque victorienne. Un paradoxe en émerge : d’un côté, on porte un immense respect (voire même de l’adoration) au texte original ; de l’autre, on produit des traductions volontairement archaïques (donc obscures) conçues pour être lues par une minorité. On peut penser notamment à William Morris qui, par le biais de l’étrangeté (strangeness) de la langue cible, cherche à rendre l’étrangeté (foreignness) de la société au sein de laquelle a été produit le texte source. Ici, le traducteur doit servir avec un total engagement le texte en langue source. C’est au lecteur du texte en langue cible de faire le chemin jusqu’à l’original, et ce, par le biais de la traduction. Nous sommes ici en plein dans ce que Venuti nomme la « foreignization » et l’on peut s’étonner que le terme ne soit pas une fois présent dans le texte de Susan Bassnett.

Pour en revenir à la théorie victorienne de la traduction, J. M. Cohen considère que celle-ci repose sur « une erreur fondamentale » : le pédantisme et les archaïsmes employés par les traducteurs de l’époque auraient isolé la traduction des autres activités littéraires et auraient contribué au constant déclin de son statut. Pour Susan Bassnett, ce principe archaïsant peut être comparé à une tentative de colonisation du passé, comme si la traduction devait rendre quelque chose à l’original. Ces concepts de l’époque victorienne (littéralité, archaïsmes, pédantisme, production de textes de second ordre pour une élite minoritaire) se maintiennent pendant la première moitié du XXème siècle, où Susan Bassnett interrompt son histoire des concepts dominants dans la théorie de la traduction.

On aura vu que différents concepts ont prévalu à différents moments (par exemple, la clarification ou, au contraire, l’archaïsation), mais l’auteure revient surtout sur les tensions entre deux conceptions clés de la traduction : le mot-à-mot (word-by-word) ou traduction littérale et le « sense-by-sense », bien plus souvent dominant dans la typologie de Bassnett. Pourtant, la traduction littérale a longtemps prévalu, dans la traduction des textes religieux notamment, comme l’explique Inès Oseki-Dépré dans Théories et pratiques de la traduction littéraire. Cet aspect n’est pas du tout développé dans Translation Studies. De même, des concepts aussi importants que la domestication et la foreignization ne sont pas une fois évoqués alors que les jeux et tensions entre ces deux conceptions auraient pu être mises en regard de celles, chères à Bassnett, de word-by-word et sense-by-sense

Dans la troisième et dernière partie de l’ouvrage, Susan Bassnett présente les problèmes spécifiques de la traduction littéraire, elle s’attache en particulier à la traduction de la poésie, de la prose et du théâtre. Elle adhère à l’approche structuraliste de la traduction littéraire développée par Anne Cluysenaar selon laquelle le traducteur doit avant tout garder un oeil sur les structures du texte qu’il traduit, qu’il s’agisse de prose ou de poésie. Cette conception présente le texte comme un ensemble de systèmes liés entre eux et opérants au sein d’autres systèmes. Susan Bassnett rappelle ici que le traducteur est un lecteur avant d’être un auteur et qu’au cours de la lecture du texte à traduire, il doit prendre position : chaque lecture est une interprétation. Mais elle ajoute que le traducteur fait plus qu’un simple lecteur, car il doit approcher le texte à l’aide de plusieurs ensembles de systèmes. Il doit prendre en compte la structure générale du texte source ainsi que les relations qu’il tisse entre le moment et le lieu de sa production. La grande différence entre un texte et un métatexte, c’est que le premier est fixé dans un moment et un lieu donnés alors que le second est variable. Il n’y a qu’un seul texte original, mais il y a d’innombrables lectures et, en théories, d’innombrables traductions possibles de celui-ci : la traduction exprime la lecture, l’interprétation créative que fait le lecteur/traducteur du texte source.

Un problème récurrent dans la traduction de poésie, lorsqu’un traducteur établit un ensemble de critères méthodologiques à suivre, c’est que l’accent est mis sur un élément en particulier (les sons, l’ordre des mots, le mètre, les rimes, le sens, etc.) au détriment du tout que constitue le texte original. Ce tout est d’ailleurs bien plus problématique lorsque l’on traduit un texte ancien : non seulement le poète et ses contemporains ont disparu, mais c’est également le cas du sens du poème dans son contexte (et parfois du genre lui-même). Par conséquent, le processus traductif peut impliquer d’importants changements dans les propriétés sémantiques du texte. Pour Susan Bassnett, cela ne veut pas dire pour autant que le traducteur accorde peu d’importance à cet aspect, mais plutôt qu’il cherche à transmettre la substance sémantique de l’original en dépit des différences entre le système de l’original et celui du texte cible.

Pour la traduction d’un texte en prose en revanche, le problème est un peu différent. En effet, dans le cas d’un roman, le lecteur a tendance à considérer que le fond est distinct de la forme, que l’on pourrait en quelque sorte se contenter de paraphraser le contenu, de traduire le texte directement sans prendre le temps d’en analyser la structure globale. Dans le cas d’un poème, il existe un consensus selon lequel la simple paraphrase est insuffisante et inadaptée. Un tel consensus est inexistant dans le cas de la prose. D’où cette tendance de certains traducteurs, selon Susan Bassnett, à ne pas considérer les phrases d’un texte comme faisant partie d’une structure globale. Or, une phrase ne se limite pas seulement à ce qu’elle dit. Dans sa structure, sa relation aux autres phrases, elle ébauche quelque chose à venir. Il convient donc pour le traducteur de considérer le texte en prose comme un tout structuré, tout en gardant à l’esprit les exigences stylistiques et syntaxiques de la langue cible.

Enfin, pour conclure cette troisième partie de Translation Studies, Susan Bassnett s’intéresse aux problèmes spécifiques de la traduction de théâtre. En effet, le texte d’une pièce de théâtre n’atteignant son plein potentiel qu’en représentation, et le théâtre même se fondant sur la relation dialectique qui s’établit entre le texte et la performance, on ne peut séparer ces deux éléments, ce qui implique des considérations spécifiques pour le traducteur. L’une des spécificités du théâtre, c’est que le dialogue est toujours intégré dans une situation extralinguistique. Mais la pièce comporte aussi en elle-même le sous-texte, ou ce que Susan Bassnett appelle le « texte gestuel » qui détermine les mouvements que peut faire l’acteur en lisant la pièce. Ce n’est donc pas seulement le contexte, mais également ces systèmes internes au langage qui contribuent au jeu de l’acteur. Le traducteur de théâtre ne peut l’ignorer et doit donc prendre en compte un certain nombre d’éléments, comme le rythme et les pauses qui ont lieu lorsque le texte écrit est dit. Il doit aussi considérer la jouabilité (playability, performability) du texte comme un prérequis et, en cela, se trouve face à une tâche clairement différente de celle du traducteur de prose ou de poésie. Avec la traduction théâtrale, les problèmes liés à la traduction littéraire gagnent encore en complexité, car le texte écrit n’est ici qu’un élément de la totalité du discours théâtral.

En conclusion, Susan Bassnett revient sur les grands absents de Translation Studies (la traduction automatique, le sous-titrage et l’interprétation) afin d’écarter toute suspicion d’un biais de sa part. On regrettera pourtant que certains grands concepts de la théorie de la traduction tels que la foreignization et la domestication de Venuti ou encore la théorie du skopos, ne soient ni traités ni même évoqués.

L’auteure propose également quelques pistes pour l’avenir des Translation Studies : il faudrait selon elle établir une terminologie de la théorie de la traduction, en savoir plus sur son histoire, développer une théorie de la traduction de théâtre et, enfin, porter plus d’attention aux problèmes spécifiques de la traduction de textes en prose. Dans Translation Studies, Susan Bassnett ne se contente donc pas de dresser un historique condensé de la théorie de la traduction, mais elle cherche à présenter la complexité du domaine sans passer outre les faiblesses et les manques de celui-ci. Malgré les quelques lacunes évoquées plus haut, cet ouvrage constitue une solide entrée en matière pour l’étudiant en traduction. Il pourra y puiser des outils aussi bien que des pistes pour ses propres recherches.

BASSNETT, Susan, Translation Studies, troisième édition, London & New York, Routledge, 2002 (1980)

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