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Pourquoi être parfaitement bilingue ne suffit pas à faire de vous un bon traducteur

Les meilleurs traducteurs n’ont pas forcément grandi entre deux langues. D’ailleurs, il arrive même que les vrais bilingues (ceux qui ont deux langues maternelles) soient de mauvais traducteurs. Mais pourquoi ?

 

Il ne suffit pas d’être bon en langues, il faut savoir les utiliser

Tout d’abord, car la traduction ne se limite pas à une excellente maîtrise de deux langues (même si c’est bien entendu un prérequis), mais implique bien d’autres aspects et compétences (capacités rédactionnelles, solide culture générale, maîtrise des procédés et outils de traduction, etc.).

Ensuite, car l’usage que fait une personne bilingue de ses langues n’est pas forcément le même d’une langue à l’autre. C’est ce que François Grosjean appelle le « complementary principle » que l’on pourrait traduire par « principe de complémentarité ». Il explique que les personnes bilingues acquièrent et usent en général de leurs langues dans des domaines différents de leurs vies.

« Bilinguals usually acquire and use their languages for different purposes, in different domains in life, with different people. Different aspects of life often require different languages. »

Les personnes bilingues n’emploient pas leurs deux langues dans le même contexte et certains aspects de leur vie peuvent liés à une langue et pas à l’autre. Ainsi, lorsqu’elles ont l’habitude de parler d’un domaine technique dans une langue et qu’elles se retrouvent à devoir à en parler dans leur autre langue, les personnes bilingues s’en trouvent souvent bien gênées :

« Rarely do bilinguals have all domains [of their life] covered by all their languages. »

Or, un traducteur professionnel, lui, maîtrise parfaitement son ou ses domaines de spécialité dans ses deux langues (ou plus) de travail.

 

Le « principe de complémentarité » n’est pas spécifique des personnes bilingues

J’irai même plus loin que François Grosjean : je crois que ce « principe de complémentarité » peut potentiellement s’appliquer à tout apprenant d’une langue étrangère, pas seulement aux parfaits bilingues. En effet, une langue étrangère est avant tout un outil, un moyen de communication. On apprend une langue étrangère avec un objectif plus ou moins précis, mais avec un objectif tout de même : être en mesure de discuter avec les habitants du Rajasthan lors d’un voyage en Inde, découvrir la littérature russe en langue originale ou s’expatrier et chercher un emploi en Turquie. Avec le temps, il n’est pas impossible que l’apprenti polyglotte sache mieux parler des coutumes indiennes en rajasthani, de Dostoïevski en russe ou de la finance en turc qu’il ne saurait le faire dans sa langue maternelle…

J’ai moi-même été confrontée à ce phénomène. Au cours de mon séjour en Australie, j’ai été quelque temps bénévole au Dolphin Discovery Centre de Bunbury. L’une de mes missions principales était d’informer les visiteurs du centre sur les dauphins, mais aussi sur tous les étranges habitants des aquariums de la Discovery Room. J’y ai appris les noms de divers poissons et j’en parlais quotidiennement en anglais avec les touristes. Mais j’aurais été bien incapable de présenter ces espèces à des visiteurs français ! Et lorsqu’avec mon compagnon, nous discutions (en français) des dernières frasques de la pieuvre, nous avions tendance à employer le mot occy que tout le monde employait au centre pour parler de l’octopus.

Pour pallier ce déficit, j’ai fait l’acquisition d’un ouvrage prometteur qui figure parmi mes prochains livres à lire : La fabuleuse histoire du nom des poissons d’Henriette Walter et Pierre Avenas (Robert Laffont). J’espère également, dans le fourmillement de ces 455 pages, trouver la réponse à une question qui me turlupine depuis mes escapades australes : pourquoi les poissons sont-ils si nombreux à avoir emprunté leur nom ? Le poisson-clown, le requin-marteau, le requin-ange et en anglais le longhorn cowfish ou encore le foxfish, la liste est longue…

Il me semble que la vraie différence entre une personne bilingue, un apprenant en langue et un traducteur se trouve là : dans cette envie d’apprendre, de trouver le mot juste, l’expression qui rendra au plus près le sens d’un terme d’une autre langue, dans les efforts fournis pour que certains des domaines de nos vies soient aussi riches dans une langue que dans l’autre, dans cette volonté de dépasser le « principe de complémentarité ».

Pour lire l’article passionnant de François Grosjean qui a inspiré cet article, c’est par ici : [What a Bilingual’s Languages are Used For]

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21 thoughts on “Pourquoi être parfaitement bilingue ne suffit pas à faire de vous un bon traducteur

  1. Tu sais que certaines traductions de fiction sont l’oeuvre de personne ne parlant que très peu la langue du texte et donc quasiment exclusivement la langue dans laquelle ils écrivent. Je n’arrive pas à retrouver le nom du plus célèbre qui se faisait raconter l’histoire traduite pour la réécrire ensuite.

    • cathymini says:

      J’ai entendu parler de certains traducteurs apparemment assez renommés qui font en fait traduire des ouvrages par d’autres traducteurs pour avoir un premier jet et qui retravaillent à partir de là, car ce qu’on souhaite finalement, c’est d’avoir leur nom sur la couverture…
      J’étais même tombée sur un entretien où ce genre de personnage se vantait de ne pas connaître les langues qu’il traduisait ! (Je n’arrive pas à remettre la main dessus, ça date malheureusement, si je le retrouve, ça fera sûrement l’objet d’un billet ici-même ^^)
      Mais peut-on alors vraiment appeler ces personnes « traducteurs » ?

  2. Merci pour ce billet, c’est très juste, et j’ai souvent rencontré des Français vivant à l’étranger et qui avaient du mal à expliquer en français ce qu’ils faisaient au quotidien !

    Certaines personnes bilingues ont un autre souci : elles s’expriment soit dans une langue, soit dans une autre, mais ne parviennent pas à cette gymnastique particulière de « passer d’une langue à l’autre ». Ma grand-mère, allemande, parlait très bien français mais était incapable de me traduire une conversation, même basique, comme s’il n’y avait pas de passerelle entre la partie « allemande » et la partie « française » de son esprit.

    PS : Je connais ce panneau… La prochaine fois que tu passes à Quimper, n’hésite pas à me faire signe ! ;)

    • cathymini says:

      Merci pour ton commentaire Jeanne :)
      La photo du panneau n’est pas de moi, je l’ai honteusement volée sur Internet (je les prends généralement en Creative Common en citant l’auteur… Un jour de flemme et me voilà prise la main dans le sac), que son auteur me pardonne…
      Mais je prends note, si je me rends à Quimper un de ces jours, je passerai te faire un petit coucou avec grand plaisir !

    • Sophie says:

      Tout à fait d’accord! Ce sont en effet les passerelles qui manquent souvent, justement parce que l’on a appris les deux langues dans deux contextes différents.

  3. Pingback: Être parfaitement bilingue ne suffit pas à faire de vous un bon traducteur | FILOGIS TRADUCTION

  4. Pingback: Los links de la semana (I) Traducinando

  5. Article très intéressant!
    J’irai encore plus loin que vous : je crois que ce « principe de complémentarité » peut potentiellement s’appliquer à tout le monde car nous ne pouvons maîtriser tous les registres de notre langue maternelle. Ainsi, passer d’un registre à l’autre est déjà une forme de traduction (ce que Roman Jacobson appelle « intralingual translation », voir à ce titre « On linguistic aspect of translation » 1959, in L. Venuti 2000/2004 p. 139).
    Je pense que le bilinguisme n’existe pas ; pas plus que le monolinguisme. :-)

    • cathymini says:

      Merci beaucoup, Pierre, pour ce commentaire très enrichissant !
      Je comprends bien l’idée, avec laquelle je suis plutôt d’accord, mais je ne suis pas sûre que le terme « principe de complémentarité » soit le plus adapté dans ce cas. Personnellement, je le comprends dans le sens où il y a « bilinguisme » et « principe de complémentarité » lorsqu’un même domaine est couvert par les deux langues de la personne bilingue. On pourrait parler de bilinguisme localisé ou circonscrit par exemple. Dans le cas d’une personne dite monolingue, où se trouve la complémentarité ?
      D’ailleurs, lorsque vous parlez de registre, est-ce que vous parlez de niveau de langue (familier, soutenu…) ou de domaine de connaissance ? Je comprends bien l’idée de traduction intralinguistique pour les niveaux de langues (et pour ce qui est de la reformulation d’un énoncé en général) mais j’ai un peu plus de mal à saisir concernant les domaines de connaissances (ce dont il est question avec le principe de complémentarité).

  6. Mary says:

    Bonjour

    Je suis en master 1 de traduction, je trouve cet article très intéressant, car en effet, la plupart des gens qui ne sont pas dans la traduction pensent qu’il faut etre bilingue pour bien traduire, mais un traducteur est avant tout un technicien et un amoureux des langues qu’il travaille !
    Merci pour cet article que je ne manquerai pas de partager :)

    Cordialement,

    Mary

  7. L’article est très intéressant, je me suis permise de le partager sur ma page Facebook Al – Traduction.

    Cathymini, je dois dire que je suis tout à fait d’accord avec vous. Un domaine de traduction quel qu’il soit doit faire l’objet d’un apprentissage approfondi. Et la gymnastique qu’on impose à l’esprit pour passer d’une langue à l’autre doit absolument être souvent pratiquée, au risque d’en perdre ses mots et sa fluidité, ou d’effectuer une traduction « étrangère » (est-ce une expression d’A. Berman ou de J.-R. Ladmiral, je ne sais plus), c’est à dire qui sent l’étranger. Or, cette gymnastique est souvent méprisée par les étudiants qui ont grandi en pratiquant plusieurs langues, au détriment, bien évidemment du rendu de la traduction.

    Par ailleurs, je pense que votre formulation « bilinguisme localisé ou circonscrit » est très approprié pour identifier le phénomène évoqué. Et je m’étais toujours demandée si les personnes qui se disent polyglottes n’étaient pas en réalité caractérisées par un « polyglottisme circonscrit », c’est peut-être là un élément de réponse…

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  11. Thierry Boudjekeu says:

    Cet article sort du lot à plusieurs égards. Il remet en question la logique de la recherche acharnée des natifs de la langue cible par les donneurs d’ordres au détriment des spécialistes de la traduction.
    S’il est vrai que les personnes utilisent les langues dans les domaines différents, ces derniers restent pour la plupart dans le cadre des conversations quotidiennes. Hélas l’industrie est de plus en plus gengrainée par des bilingues qui non seulement traduisent dans tous les sens et mais aussi à des prix jugés compétitifs: bonjour la catastrophe!!!

    Je suis également tout à fait d’accord apprendre une langue étrangère ne fait pas de la personne un traducteur. Je suis actuellement en Ukraine ou j’étudie le russe et je dois dire que mon français n’est français que par la syntaxe; tous les termes restent russes. Ce phénomène s’élargir au domaine des nouvelles technologies qui trouvent difficilement des équivalents dans les langues du monde.

    Enfin le traducteur est résolument un « homofaber », un createur, un expert de la langue au service de l’expression du contenu notionnel d’une réalité encore conditionné dans les spécificités d’une langue source.

    Bien à vous ,
    Thierry

  12. Merci pour cet article, qui est très juste. L’espagnol est ma seconde langue natale, et très vite (en L1 LLCE Espagnol), je me suis aperçue que je ne parvenais pas à traduire des expressions idiomatiques (et parfois même de simples mots isolés !) dont j’avais intégré naturellement le sens.

    Ton blog est très complet, je suis contente de le découvrir.
    Au plaisir de te suivre,
    Anahita

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