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« Le poisson et le bananier », rencontre avec David Bellos et Daniel Loayza

Est-il encore besoin de présenter David Bellos, professeur de littérature française et comparée à Princeton, biographe et traducteur de George Perec ? Et, pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, auteur d’un livre sur la traduction, Is That a Fish in Your Ear? Translation and the Meaning of Everything.

En cette fraîche matinée de la fin du mois de juin, David Bellos nous fait donc l’honneur de sa présence au Café du Pont Neuf, pour la matinale mensuelle organisée par la délégation IDF de la SFT. Cerise sur le croissant, il est venu accompagné de son fidèle traducteur, Daniel Loayza.

Ce dernier ne se présente pas comme un traducteur professionnel, « car j’exerce d’autres activités pour gagner ma vie ». Mais la traduction n’est pas non plus pour lui un simple passe-temps. C’est une affaire de famille. Son père était traducteur littéraire ainsi qu’à l’ONU. Rien que ça. Sa mère enseignait la traduction à Genève. Sa première traduction littéraire ? Celle d’un texte de son père, car il n’avait pas d’argent pour lui offrir un cadeau, raconte-t-il avec humour. Par la suite, il fait des études de lettres, enseigne et se dirige vers la dramaturgie. Ces activités parallèles lui offrent la liberté de toujours choisir les textes qu’il traduit. Et pour l’ouvrage de David Bellos, il semble qu’il n’ait pas hésité bien longtemps…

Le projet du livre, Is That a Fish in Your Ear?, est né il y a trois ans, lors d’une réunion parents-professeurs à Princeton. David Bellos discutait avec un homme replet lorsque celui-ci lui dit : « Mais la traduction, ça ne remplace jamais l’original, pas vrai ? » Il y eut alors un déclic : cette affirmation n’est en fait qu’une manière de ne pas penser la traduction, de la déconsidérer. Et il existe de nombreuses pensées semblables qui servent « à ne pas penser ». C’est de ce constat et de l’envie de démonter ces idées qu’est né Is That a Fish in Your Ear?

Pour vous faire partager un petit peu de la richesse de cette rencontre, voici quelques bribes du dialogue qui a eu lieu entre les deux hommes et l’assistance passionnée… Il ne s’agit pas là d’une transcription complète mais d’une forme de mise au propre de notes prises à la va-vite, ma main cherchant vainement à rattraper la parole… Ce sont donc plutôt des « morceaux choisis » qui, je l’espère, ne sont pas trop infidèles aux propos des deux intervenants !

  • Qu’est-ce qu’un livre sur la traduction ?

 

Daniel Loayza : Le livre de David Bellos n’est pas seulement un livre sur la traduction. Tout en parlant de traduction, il aborde aussi plein d’autres sujets, l’air de rien. Ce qui est également intéressant, c’est que l’on part d’un point de vue pragmatique et non théorique. Au début du livre, l’auteur ne définit pas la traduction (et il a bien raison car sinon, il passerait son temps à expliquer ce qui est de la traduction et ce qui n’en est pas). Mais au final, on n’est pas trop sûr de ce qu’il entend par traduction. En revanche, on se rend compte que notre propre conception de la traduction était un peu limitée.

David Bellos : Pendant longtemps, il m’a semblé évident que la théorie de la traduction dépendait d’une théorie du langage. Au cours de mon activité, c’est l’inverse qui est devenu prépondérant. Une théorie du langage qui ne prend pas en compte la traduction, la communicabilité entre les langues n’est pas une théorie intéressante. Pour Roy Harris (évoqué dès la première page du livre), la langue n’est pas une chose. Dans la pensée saussurienne, LA langue n’existe pas. Les langages sont des pratiques de comportements humains. Il ne faut pas les réifier. Ils sont la manifestation de toute une gamme de comportements. Ce livre est une invitation à dépasser l’idée qu’une langue est une chose, qu’elle est unifiée. La linguistique n’est pas pure, elle est mêlée à plein d’autres choses.

Daniel Loayza : Avant de traduire le livre, je n’avais pas conscience de la diversité des domaines de traduction. Je pensais que c’était une activité assez uniforme. Une capacité linguistique exceptionnelle, c’est la capacité de toute langue à reformuler, à produire des énoncés parents d’autres énoncés et pouvant provoquer des effets comparables. Cette capacité ne réside pas dans la diversité des langues. Pour produire un effet, je peux dire un énoncé de façons très variées, le reformuler. La traduction est un aspect de cette capacité de la langue à reformuler des énoncés.

***

Daniel Loayza : La valeur d’une traduction se mesure aux effets qu’elle est censée produire, aux effets voulus. Il y a différentes façons de traduire un même texte mais cette façon dépendra des effets que l’on souhaite produire. Ce qui peut être exact dans certains cas peut être malvenu dans d’autres. À chaque fois, le contexte de réception intervient. Par exemple, une bonne traduction théâtrale doit tenir compte du contexte de représentation. S’il faut une minute au spectateur pour comprendre une réplique de trois secondes et s’il finit par accumuler une heure de retard de compréhension, du point de vue de la scène, votre traduction est mauvaise. De même, on ne traduit pas une blague littéralement. Peut-être dans une édition annotée où vous expliquerez pourquoi cette réplique faisait rire du temps de Shakespeare. Mais pour la scène, si vous traduisez une blague qui ne fait rire personne dans le public, votre traduction est mauvaise. Dans une traduction, les effets visés sont calibrés par le traducteur afin que l’auteur soit reçu le mieux possible.

David Bellos : La localisation, c’est le remplacement d’idiomes, de citations qui ont leur référence dans le monde anglo-saxon par autre chose qui a une valeur dans le monde francophone. Il y a cette affirmation autoritaire que je fais dans le livre : « Aucune expression écrite ne contient toutes les informations dont vous avez besoin pour la traduire » car quand vous traduisez, vous faites appel à des connaissances du monde qui ne sont pas contenues dans l’énoncé, qui ne sont pas linguistiques. La parole orale, comme elle se situe dans un contexte physique, contient en quelque sorte tout ce dont on a besoin pour la traduire.

Daniel Loayza : Aucun texte ne contient toutes les informations. Un traducteur arrive avec déjà un bagage contextuel. Mais personne ne possède l’ensemble du terrain, du contexte, d’où les erreurs de traduction. Mais on essaie toujours de combler les lacunes, de compléter ce bagage.

  • La « fonction ethnique du langage »

 

David Bellos : La fonction identificatrice de la diction n’est pas transportable, ni dans la même langue ni dans d’autres langues. Avec le langage oral, vous dites si vous êtes un homme ou une femme (avec une petite marge de doute), si vous êtes parisien ou marseillais, etc. Cette fonction-là n’est pas transportable. J’appelle ça la « fonction ethnique » du langage. La simulation écrite de cette fonction, pour moi, n’entre pas dans le champ de la traduction. Si vous traduisez la parole d’un agriculteur bavarois, vous n’allez pas traduire sa diction en anglais par celle d’un cowboy américain. Ne le faites pas ! Il n’y a pas de possibilité de le faire. Et vous qui êtes interprète, dans votre cabine, si un intervenant a un accent paysan, vous n’allez pas le reproduire ! On frôlerait l’incident diplomatique. Cette fonction n’est pas transportable car elle est unique et auto-identifiante.

Public : Dans une œuvre littéraire, reproduire le parler d’un paysan bavarois, c’est une volonté de l’auteur.

Daniel Loayza : Oui. On peut rendre le paysan, mais pas la « bavarité ». Il y a des conventions pour rendre le parler paysan. Mais c’est la localité qui ne peut se rendre. Le trait « paysan », qui est un trait social, doit pouvoir trouver un équivalent.

Public : On ne peut peut-être pas rendre la « bavarité » mais on peut rendre l’écart avec la norme du pays.

Daniel Loayza : Comme vous le dites, il s’agit d’un écart. Le lecteur français mesurera un écart par rapport à la norme alors que le lecteur allemand identifiera immédiatement le parler bavarois. Mais au fond, on est d’accord.

  • Les autres traductions du livre

 

David Bellos : Je n’ai vu que le brouillon de la traduction espagnole. Je ne parle pas espagnol. Le traducteur a souligné pour moi les passages où il sentait le besoin de changer le texte ou ceux où il l’avait déjà fait. J’ai travaillé avec lui comme pour la version française mais moins en détail. Ça aide aussi d’avoir la traduction française de Daniel pour faire des suggestions au traducteur espagnol. Mais en fait, il n’y a pas d’original. Car il y a deux versions en anglais. Et je peux vous dire qu’il n’y a pas deux paragraphes identiques entre la version anglaise et la version américaine. On a changé des références, du vocabulaire, des jeux de mots. Donc la traduction française s’est faite à partir de deux textes. Et pour l’espagnol, elle se fait à partir de trois textes avec des nuances intéressantes. Je dirais que toutes sont des originaux !

La version américaine est le fruit d’une coopération entre David Bellos, l’éditrice new-yorkaise et la correctrice maison. « J’ai été débritannisé ! » s’exclame l’auteur.

Pour un autre « morceau choisi » issu de la rencontre du 23 juin : [par ici !]

« Le poisson et le bananier », rencontre avec David Bellos et Daniel Loayza est également disponible au format PDF (avec de jolies photos) sur le site de la SFT : [ici] Merci encore à tous les membres de l’équipe des Matinales IDF pour leur implication et leur bonne humeur !

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5 thoughts on “« Le poisson et le bananier », rencontre avec David Bellos et Daniel Loayza

  1. Un grand merci pour ce partage ! Y a pas à dire, ça fait du bien de s’arrêter de traduire de temps en temps pour réfléchir sur la traduction. Ce qui ressort de tes morceaux choisis à mes yeux, c’est que la traduction va beaucoup plus loin que ce qu’on peut imaginer de prime abord, même quand on la pratique au quotidien. Il va décidément falloir que je lise ce bouquin (mais dans quelle version, UK, US, FR ??).

    • cathymini says:

      Hé oui :) Mais je suis encore toute timide alors je suis assez discrète en général pendant les matinales.
      Merci beaucoup ! D’ailleurs, le compte-rendu doit être accessible en format PDF sur le site de la SFT… Il faut juste que je trouve où :)

  2. Pingback: Encore des bananes? Retour sur la rencontre entre David Bellos et Daniel Loayza | patoudit

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